Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 3 : Notes 12 (suite 1): L'autonomisme alsacien entre les deux guerres

A A A

(Lutte régionaliste: langue et religion; partis autonomistes, procès de Colmar, arrestations de 1939, les Nancéiens)

Rassurez-vous. Je n’ai pas l’intention de vous faire l’histoire détaillée de l’autonomisme alsacien. J’ai donné suffisamment dans l’historique dans mes notes précédentes. Mais je suis bien obligé de rappeler les principales étapes de ce mouvement, si je veux essayer d’expliquer son origine, ses causes et les motivations de ses dirigeants, et établir un certain nombre de vérités qui me paraissent évidentes:
- Les régionalistes dans leur grande majorité n’étaient ni pro-allemands, ni séparatistes.
- Les autonomistes qui comptaient vraiment sur le plan électoral faisaient partie du parti clérical et n’avaient aucune sympathie particulière pour les Nazis.
- Dire aujourd’hui que l’antisémitisme - supposé (voir l’article paru dans Le Monde après l’affaire du cimetière d’Herrlisheim) - des Alsaciens et le vote lepéniste - réel, celui-là, hélas - sont liés à l’autonomisme d’avant-guerre, me paraît absurde. On y reviendra.
Et puis je voudrais aussi montrer que ce genre de mouvements d’opinion doit être traité avec doigté. Il faudrait que les Gouvernements quels qu’ils soient étudient ce qu’est la psychologie des foules et apprennent comment ne pas provoquer le réflexe communautaire. Cela reste valable pour les autonomismes d’aujourd’hui quels qu’ils soient: corses, basques, irlandais, etc.

16) n° 2179 Karl-Heinz Rothenberger: Die elsass-lothringische Heimat- und Autonomiebewegung zwischen den beiden Weltkriegen, édit. Herbert Lang, Berne - Peter Lang, Francfort-Munich, 2ème édition corrigée, 1976.

L’étude Rothenberger est une thèse de doctorat présentée à l’Université Johannes Gutenberg de Mayence. Elle est extrêmement fouillée, repose sur un travail de recherche basée à la fois sur les Archives françaises et sur les Archives allemandes ainsi que sur tous les autres documents disponibles: journaux, témoignages des acteurs survivants, etc. La bibliographie est impressionnante. Le ton général de l’étude me paraît tout à fait objectif. Cette étude a été éditée dans le cadre des Publications Universitaires Européennes.

17) n° 2149 Saisons d’Alsace n° 71 (nouvelle série) 1980 Philip Charles Farwell Bankewitz: Les chefs autonomistes alsaciens 1919-1947, édit. Libr. Istra, Strasbourg, 1980.

Il s’agit là de la traduction française d’une étude consacrée à la vie et à l’action politique de 5 dirigeants autonomistes: Joseph Rossé, Marcel Stuermel, Hermann Bickler, Jean-Pierre Mourer et Friedrich Spieser. Bankewitz était Professeur d’histoire au Trinity College à Hartford (Connecticut). Il avait participé aux combats de libération de l’Alsace. Diplômé de Harvard il avait aussi étudié à Sciences Po et à l’Université de Strasbourg. C’est une étude beaucoup plus limitée que celle de Rothenberger. Le ton est souvent ironique et on a l’impression très nette que Bankewitz s’inspire un peu trop unilatéralement des archives du Ministère de l’Intérieur de l’époque et d’accusations policières non prouvées.
On notera que toutes ces études ont été réalisées par des étrangers. Je n’ai trouvé à ce jour aucune étude d’envergure réalisée par des chercheurs français. Bankewitz cite souvent l’ouvrage d’un historien et sociologue français: François Dreyfus, La Vie politique en Alsace, 1919-1936, paru à Paris en 1969. A ce jour je n’ai pas réussi à me procurer cette étude, mais Rothenberger signale qu’elle se préoccupe essentiellement de l’analyse de la formation des différents partis et des délibérations de l’Assemblée Nationale, sans chercher à cerner la pensée et les motivations des différents leaders autonomistes. De plus Dreyfus n’arriverait pas à cacher ses sentiments nationalistes. C’est un des handicaps que j’ai déjà signalé: dans les choses alsaciennes, qu’il s’agisse de politique ou de religion, il est rare que les auteurs arrivent à faire abstraction de leurs sentiments personnels et à conserver une attitude objective. Est-ce mon cas également?
Par ailleurs aussi bien Rothenberger que Bankewitz constatent que certains dossiers conservés aux Archives Nationales à Paris ne sont toujours pas accessibles. On se demande pourquoi.

18) n° 2180 Der Komplott-Prozess von Colmar vom 1. bis 24. Mai 1928 - Gesammelte Verhandlungsberichte, édit. Alsatia, Colmar, 1928.
19) n° 2189 Der Fall Ricklin-Rossé vor der Kammer (Absprechung des Député-Mandates - Sitzungen vom 6. und 8. November 1928 - Die ganze Kammerverhandlung mit sämtlichen Reden ins Deutsche übersetzt), édit. Freie Zeitung, Strasbourg, 1928.
Il s’agit du compte-rendu complet du procès qui accusait de complot 24 autonomistes alsaciens arrêtés en décembre 1927 et du compte-rendu des séances de l’Assemblée Nationale lors desquelles les députés Rossé et Ricklin allaient être déchus de leur mandat de député.

20) n° 2166 Der Komplott-Prozess von Besançon vom 10. Juni - 22. Juni 1929 - Gesammelte Verhandlungsberichte, édit. Alsatia, Colmar, 1929.
Procès contre Philippe Charles Roos (plus connu sous le nom de Karl Roos) qui avait fui à l’étranger au moment du procès de Colmar puis était revenu se constituer prisonnier. Il est jugé à Besançon et acquitté. En 1939 il sera accusé à nouveau, à Nancy, et fusillé.

21) n° 3372 Gabriel Andres: Joseph Rossé, itinéraire d'un Alsacien ou le droit à la différence, édit. Jérôme Do. Bentzinger, Colmar, 2003.
22) n° 2183 Paul Schall: Karl Roos und der Kampf des heimattreuen Elsass, édit. Alsatia, Colmar, 1941
.
Deux biographies d’autonomistes, faites l’une par un autonomiste d’aujourd’hui, l’autre par un camarade de combat, donc, une fois de plus, pas très objectives, d’autant plus que le livre de Schall est un livre de propagande publié en pleine période nazie.

23) n° 3369 Catherine Storne-Sengel: Les Protestants d’Alsace-Lorraine de 1919 à 1939: entre les deux règnes, préface de Marc Lienhard, doyen honoraire de la Faculté de Théologie protestante de Strasbourg, édit. Société Savante d’Alsace, Strasbourg, 2003.

Tout le monde connaît les grands problèmes qui ont été à l’origine de frictions sérieuses entre le gouvernement et le «peuple» (pour parler comme les Corses) alsacien après 1918: le maintien du statut local, celui du concordat et celui de l’allemand. Mais il faut d’abord se poser la question de savoir pourquoi on est arrivé à une opposition aussi violente. D’autant plus - et sur ce point tout le monde est d’accord, les autonomistes les premiers - que l’Alsace a fait un accueil enthousiaste aux troupes françaises et qu’on a parlé d’un véritable plébiscite populaire. La France avait donc un atout essentiel en 1918 que n’avait pas l’Allemagne en 1870: l’appartenance à la Nation française ne faisait de doute pour personne dans la province. Mais comme le disent très bien les auteurs de l’Histoire de l’Alsace de 1870 à 1932, le fils prodigue, après 47 ans d’absence, avait changé, et sa famille aussi.
On l’a bien vu avec l’histoire de l’Alsace sous le régime allemand: les Alsaciens avaient appris à se battre contre l’Etat, ils avaient réussi à obtenir une certaine autonomie, même bien imparfaite avec un Conseil régional en 1879 et un Parlement en 1911. Leur combat a d’ailleurs continué pendant la guerre - j’ai omis de le mentionner - avec la dictature militaire, la réunion à la Prusse, puis un retour de dernière minute à l’institution d’une autonomie véritable. Or la France était en 1918 plus unitaire et plus centralisée que jamais. Le culturel était entièrement dominé par la politique. L’instruction était la grande machine au service de cette unification culturelle et linguistique. Et la laïcité était devenue le symbole de la République.
Rothenberger voit les oppositions suivantes entre la France et l’Alsace de 1918: unitarisme - particularisme, nationalisme d’Etat - nationalisme culturel, unité culturelle de la Nation - pluralité culturelle des provinces, pensée étatique - pensée populaire, laïcisme - cléricalisme, droit social encore lié à un capitalisme primitif - droit social plus progressiste. Et à tout cela s’ajoute le problème de la langue. La plupart des Français, dit encore Rothenberger, considèrent que la nation se caractérise d’abord par une volonté politique commune (définition de Renan) et qu’il y a identité entre la Nation et l’Etat. Alors que Allemagne voit la Nation comme une communauté basée sur l’identité culturelle d’un peuple, sa façon d’être.
Les auteurs de l’Histoire de l’Alsace de 1870 à 1932 sont eux-mêmes des autonomistes. Il ne faut donc pas tout prendre au pied de la lettre. Mais il est clair qu’ils font un grand effort pour essayer de présenter les choses de la manière la plus objective possible. Essayons donc de les comprendre. Eux aussi se posent la question de ce qu’est une Nation. Ils disent que pour les Français la conscience nationale est quelque chose de rationnel, d’abstrait où la terre, le pays natal, la profession n’ont que peu d’importance. La France représente plus une notion intellectuelle, même si elle est définie géographiquement, qu’une communauté populaire. Devient Français celui qui intègre cette idéologie nationale quels que soient son origine et son passé. Alors que le sentiment national des Alsaciens, après tout ce qu’ils avaient vécu, était d’abord, et de manière presque exclusive, axé sur la proximité, la région, tout ce qui était concret, tout ce qui était leur vie. Et ils voulaient bien abriter ce sentiment sous la grande pensée nationale mais pas le lui sacrifier. L’opinion publique française, les politiciens ne pouvaient comprendre cela. Ils devaient s’imaginer que l’Alsace pendant 47 ans avait dormi du sommeil de le Belle au Bois dormant! Il n’y avait qu’à revenir aux jours malheureux de 1870 et faire en quelques mois ou si nécessaire en quelques années le chemin que la communauté nationale avait suivi depuis lors. Jacques Fonlupt-Esperaber qui sera préfet du Haut-Rhin en 1945 cite une «haute personnalité» parisienne qui aurait dit: «Nous avons fermé le livre à la page 1871; nous le rouvrons à la page 1918». La grande assimilation était lancée.
Et les vexations se suivent les unes après les autres. D’abord il faut purifier, on classe les habitants d’après leur origine ethnique (ceux qui sont d’origine allemande doivent quitter le pays, ce qui pose quelques problèmes pour les couples mixtes), on crée des commissions de «triage» et on interne et on fait passer devant ces commissions les Alsaciens suspects d’être anti-français. C’est le cas d’hommes politiques comme Ricklin qui était Président du Parlement alsacien et de Charles Hauss qui avait été le chef du parti clérical et qui a assuré lors des dernières semaines de la guerre la direction de l’exécutif alsacien lorsque le gouvernement allemand a enfin accordé une autonomie complète à l’Alsace (ce qui entraîne une première protestation: une lettre adressée par 45 curés et maires du canton de Dammerkirch à Poincaré demandant la libération immédiate de Ricklin). Dans le cas de Zorn von Bulach qui avait été le chef de l’exécutif alsacien après 1911 c’est toute la famille (une vieille famille aristocratique alsacienne) qui est internée. Et qui doit passer le pont du Rhin à pied, car le camp d’internement, raffinement suprême, a été installé de l’autre côté du fleuve, à Kehl.
Puis il faut centraliser: on supprime immédiatement la structure autonome alsacienne et on recrée les vieux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Evidemment cela ne marche pas. Alors on est bien obligé de constituer un Haut-Commissariat d’Alsace-Lorraine situé à Strasbourg et flanqué d’un Conseil régional. Le premier Haut-Commissaire, Millerand, promet que ce Conseil aura un rôle de gestion. Cela ne sera jamais le cas. Tous les projets de transformation dans ce sens sont bloqués à la Chambre. Il sera consultatif et pourra émettre des voeux, des voeux pieux. Il finira par disparaître. Et les différents départements du Haut-Commissariat passent progressivement, entre 1920 et 25, aux Ministères parisiens.
Et puis il faut assimiler. Le droit pénal hérité du droit allemand est supprimé dès 1919. Le droit civil et commercial subsiste jusqu’en 1925. Il ne restera comme droits locaux que le droit de la chasse et de la pêche, la protection sociale (maladies), le droit foncier, quelques bribes de droit commercial et le vieux Concordat de Napoléon resté en vigueur pendant toute la période de l’Empire allemand.
Et puis on cherche à éliminer l’allemand. Certaines mesures sont complètement ridicules: le théâtre en langue allemande va rester interdit en Alsace jusque dans les années 30. Le français devient l’unique langue judiciaire et administrative. En ce qui concerne la justice cela est évidemment extrêmement grave. C’est même un véritable déni de justice. Les plus choqués sont les paysans et les ouvriers chez qui la connaissance de la langue française est nulle (ce qui n’est évidemment pas le cas chez les industriels, les notaires, les avocats et la haute bourgeoisie). A l’école c’est la méthode directe: l’enseignement commence immédiatement en français exclusivement (il n’y a que les cours de religion qui peuvent encore être donnés en allemand). A partir de 1920 on autorise l’enseignement de trois heures d’allemand par semaine à partir de la quatrième année puis un peu plus tard à partir de la troisième année scolaire. Mais les 1500 instituteurs que l’on avait importés de l’intérieur de la France n’avaient aucune notion d’allemand et ne pouvaient donc pas donner de cours dans cette langue. Ce que les Alsaciens voulaient c’est que l’enseignement débute en allemand, prolongement naturel de la langue maternelle, le dialecte. Ils pensaient qu’ainsi l’enseignement serait beaucoup plus efficace, le niveau général plus élevé et que l’enseignement du français, commençant plus tard, serait là aussi bien plus profitable. Il faut bien comprendre la différence fondamentale entre la situation en 1945 et en 1918. Moi aussi, comme tous les gens de ma classe d’âge, j’ai connu la méthode directe, l’immersion complète dans la langue française, et cela a marché (encore que je ne sais pas très bien comment cela a marché pour les plus âgés, ceux qui approchaient de l’année du bac et qui devaient entrer à l’université). Mais nous n’étions restés allemands qu’à peine cinq ans. Mes parents et ceux de leur âge, parlaient français. En 1918 les Alsaciens étaient restés allemands pendant 47 ans (je me répète, excusez-moi, mais il le faut bien pour que vous puissiez comprendre. Les Français, à l’époque, dans leur immense majorité ont été incapables de le comprendre: Comment? On s’est sacrifiés pour eux et ils veulent continuer à parler la langue boche, la langue de l’ennemi héréditaire - car la France, elle aussi, était tombée dans ce piège de la psychose communautaire dont a parlé Bibo, au cours des années d’avant-guerre et de leurs déroulèderies). Il n’y avait que quelques vieillards, la haute bourgeoisie dont j’ai parlé plus haut et les gens qui avaient reçu une certaine éducation qui parlaient français!
Autres vexations dans l’administration: les places laissées vacantes par les Allemands dans la fonction publique sont occupées par des Français de l’intérieur. Ils ne sont pas arrogants comme les Prussiens mais on ne les comprend pas. Même problème pour les enseignants. Les locaux doivent faire des efforts énormes pour assimiler le français sinon ils perdent leurs places. Les fonctionnaires alsaciens perdent un certain nombre d’avantages dont ils jouissaient dans le système allemand. Les fonctionnaires venus de l’intérieur ont une prime (d’expatriation? de colonie? non le nom officiel est «prime de mission»!) qui peut constituer jusqu’à 50% du salaire de base. Ce qui entraîne une première grande manifestation de masse: la grève générale des fonctionnaires de 1920.
Le Concordat napoléonien est maintenu bien que la France ait voté en 1905 les lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Mais les 1500 instituteurs importés ne sont pas chauds pour faire de l’instruction religieuse. Certains font de la propagande laïque et anti-religieuse. Le ton monte. D’ailleurs pour le clergé catholique le refoulement de l’allemand est en même temps un coup porté à l’enseignement religieux. Et sur ce plan-là il a bien sûr l’appui total des protestants pour lesquels la langue de Luther a une signification toute particulière.
Alors les premiers contours d’un mouvement régionaliste se dessinent. Certains étaient neutralistes (donc indépendantistes) en 1918 comme Charles Hauss et le communiste Hueber. D’autres se disent simplement particularistes comme Ricklin. Ils veulent conserver leur langue et leur religion, obtenir l’installation d’une administration propre et la garantie des intérêts économiques de l’Alsace. Le parti clérical (catholique) est encore intégrationniste mais bientôt on va voir s’installer deux ailes, une nationale, autour de l’abbé Wetterlé, de Delsor et du Comte de Leusse, une autre déjà régionaliste autour de l’abbé Haegy, patron de l’édition Alsatia, du chanoine Muller qui va se faire plus tard le grand champion de la langue allemande à l’Assemblée Nationale, de Brogly, de Rossé et de Keppi. Le Parti socialiste est régionaliste jusqu’en 1922 et défend le bilinguisme, l’autonomie des communes et ce qui restait des institutions sociales du régime allemand. Plus tard, par haine du cléricalisme le parti devient progressivement assimilationniste. Le parti démocratique est lui aussi plutôt pour l’assimilation. C’est le parti du grand capital et des protestants mais pour des raisons électorales il s’allie aux catholiques et défend avec eux le Concordat. Au parti radical il y a un homme, Camille Dahlet de Saverne, qui va se consacrer à la défense de la langue allemande (ce qui est d’autant plus remarquable que sa famille a toujours été très francophile et que son père a défendu la langue française du temps de l’Empire germanique - éternel esprit de contradiction des Alsaciens). Son activité va mener à une scission du parti radical.
Aux élections de 1919, le parti catholique obtient la majorité des représentants alsaciens à la Chambre et au Sénat, le parti démocratique le reste. Au niveau national la Chambre est largement de droite. La gauche n’arrivera au pouvoir qu’en 1924. Mais les régionalistes alsaciens n’ont pas plus de chance avec la droite qu’avec la gauche. La droite considère que la défense de l’allemand est antinationale. La gauche est horrifiée par l’emprise de la calotte.
Aussi dès que Herriot devient Président du Conseil (après la victoire du cartel de la gauche) il menace d’instaurer en Alsace et en Lorraine la loi française générale de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il faut comprendre que le maintien du Concordat signifie essentiellement deux choses: les ministres du culte sont rémunérés - les écoles sont confessionnelles (c. à d. ce sont des écoles publiques dont les enseignants sont des laïcs, mais séparées selon la confession de chacun et dans lesquelles on donne des cours de religion). C’est la révolution! 21 des 24 représentants parlementaires de l’Alsace et de la Lorraine élèvent une violente protestation. Leur chef: le jeune Robert Schuman dont on entendra encore parler après la guerre. Les conseils généraux des trois départements suivent immédiatement avec une proclamation rédigée dans les mêmes termes que la protestation des parlementaires. Puis viennent 1000 communes qui adhèrent elles aussi à cette fameuse protestation. Le clergé démarre une campagne sans précédent dans les églises, les paroisses et la presse cléricale. On organise des manifestations, la dernière tenue à Strasbourg rassemble 50 000 personnes. Le jour de Noël 1924 tous les prêtres prêchent dans leurs églises contre la nouvelle «persécution». Le professeur d’histoire Herriot qui croyait pourtant bien connaître l’Alsace devait en avoir gros sur la patate (Zemb, le biographe du chanoine Muller, raconte que Herriot visitant la cathédrale de Strasbourg une année avant sa mort en 1956, se plaint au curé qui l’accompagne: «Et dire que dans cette cathédrale on a prié contre moi!»). En même temps redémarrent les demandes pour l’enseignement de l’allemand. Les promoteurs sont le fameux chanoine Muller mais également un francophile notoire, le député et maire de Strasbourg Peirote. Les intellectuels comme les prêtres voient dans la langue plus qu’un simple outil de communication entre hommes. C’est l’âme du peuple, l’image de son être le plus profond. Cela devient une question de survie spirituelle. Pour les paysans et les ouvriers tout cela est du charabia. Pour eux ce sont d’abord les raisons pratiques qui comptent. Ils veulent pouvoir se servir de la seule langue qu’ils connaissent.
Finalement tous s’accordent sur 4 exigences minimales: conserver le Concordat, instaurer le bilinguisme dans la vie publique, améliorer l’enseignement de l’allemand à l’école, accorder un meilleur traitement aux fonctionnaires alsaciens dans l’accès aux postes élevés.
C’est le Conseil d’Etat qui sauve la face à Herriot: il annule son décret de révocation du Concordat. C’était, paraît-il, contraire aux traités.
Il n'empêche que toute cette agitation a des conséquences importantes pour l'avenir. D'abord la création en mai 1925 par Ricklin et quelques amis d'un journal, die Zukunft, (l'Avenir), qui va évoluer et devenir, à partir de 1927, le porte-parole de gens beaucoup plus aggressifs, le Dr. Karl Roos, Paul Schall et René Hauss, le fils de Charles Hauss. Ce sont également eux qui vont créer un parti autonomiste radical, la Landespartei. 


Les fondateurs de la Landespartei: Paul Schall, René Hauss et Dr. Roos

Et puis, en 1926, une première ébauche d’un front régionaliste, le «Heimatbund», qui cette fois-ci n’aura qu’une durée limitée mais dont le manifeste recueille pourtant plus de 100 signatures. Beaucoup de non-politiques parmi les signataires, entre autres des fonctionnaires qui vont être poursuivis par le Gouvernement et quelquefois mis à pied. C’est le cas de Rossé qui était professeur à une école normale d’instituteurs, secrétaire général du syndicat des instituteurs et, au moment de la grande grève de 1920, l’un des présidents du syndicat des fonctionnaires. Malgré cela les instituteurs alsaciens le réélisent immédiatement comme secrétaire de leur syndicat. Le manifeste du «Heimatbund» demandait une autonomie complète de l’Alsace dans le cadre de la France. Un mot en ce qui concerne le mot «Heimat». Il n’existe pas d’équivalent exact de ce mot en français. On peut le rendre par pays natal, le pays où je suis chez moi, même patrie. Mais il a une connotation sentimentale comme peut l’avoir le mot «home» en anglais. Et il va être utilisé constamment à partir de maintenant: le «Heimatbund», c’est la ligue de la Heimat, les «Heimatrechte», ce sont les droits relatifs à la Heimat et les «Heimatsrechtler» ce sont ceux qui les défendent, ces droits. On ne peut que traduire ce mot par autonomistes même si d’après le sens réel du mot le premier objectif de ces autonomistes n’est pas l’autonomie mais la défense de ce qui caractérise la Heimat: la culture de son peuple et sa langue. L’autonomie administrative et politique vient plus tard. Elle n’est que le moyen pour atteindre ce but. En tout cas tous les historiens datent la véritable naissance de l’autonomisme alsacien de ces années 1925-26 qui est donc une conséquence directe de la politique de Herriot.
Et puis dernière conséquence de tous ces mouvements d’idées: le député Michel Walter du parti catholique, un homme mesuré et dont la francophilie n’a jamais pu être mise en doute, dépose au début de l’année 1927 un projet de loi de réforme administrative en deux articles: 1) étudier pour l’ensemble du territoire une organisation régionale constituée d’une assemblée délibérante (pour les questions d’intérêt régional) et d’un exécutif décentralisé - 2) établir dès maintenant pour Alsace et la Moselle une autonomie régionale administrative, dotée d’un conseil régional élu au suffrage direct, et d’un budget régional autonome.
Le journaliste Edouard Helsey avait publié en janvier 1927 dans le Journal de Paris une grande enquête sur l’influence allemande en Allemagne et qui se terminait ainsi: «...les Haegy, les Ricklin, les Keppi, les Médard Brogly, toute la bande de fous ou de criminels qui, en essayant de soulever une nouvelle question d’Alsace, travaillent pour le roi de Prusse et compromettent la paix. Ainsi soit-il!», ce qui lui a valu un procès en diffamation de la part de l’abbé Haegy. Le même journaliste n’en revient pas quand il prend connaissance du projet de Michel Walter. «On a bien lu: Conseil régional élu, c. à d. parlement local et budget autonome», écrit-il dans un livre publié après son procès (voir n° 1556 Edouard Helsey: Notre Alsace, l’enquête du «Journal» et le procès de Colmar, édit. Albin Michel, Paris, 1927), «Ainsi les parlementaires d’Alsace qui passent pour les défenseurs qualifiés de l’idée française, les élus des listes «nationales», ne trouvent pas d’autre moyen, huit ans après l’entrée de nos troupes à Strasbourg, de lutter contre les autonomistes que de les devancer en leur empruntant une partie de leur programme... C’est un programme séduisant que de décentraliser. Mais avec quelle prudence faudrait-il le réaliser! Et, de toutes les provinces françaises, l’Alsace est sûrement la dernière où l’on puisse sans péril expérimenter un remède aussi hasardeux. Comment livrerions-nous à elle-même une région qui, pendant quarante-sept années, a été durement pétrie par nos ennemis?...»
Conclusion: l’Alsace a la peste. Il faut s’en méfier. L’Empereur d’Allemagne pensait d’ailleurs la même chose. Cela doit donc être vrai. Avouez quand même qu’on a été des précurseurs! Car aujourd’hui tout cela existe.
Mais tous les Français de l’intérieur ne sont pas aussi butés. Certains journalistes, certains écrivains cherchent à comprendre. C’est le cas entre autres de Raymond Postal, un homme du Nord. Voir ses livres sur l’Alsace: n° 1557 Raymond Postal: Le Roman de l’Alsace - Alsace 1924 - Le «Malaise alsacien» - Méditation sur le Mont-Sainte-Odile, préface de Louis Bertrand de l’Académie française (un Lorrain), Editions de la Vraie France, (je n’invente rien!) Paris, 1927 et n° 2186 Raymond Postal: Explication de l’Alsace, préface du Chanoine Eugène Muller, Sénateur du Bas-Rhin et ancien Doyen de la faculté de Théologie catholique de Strasbourg, édit. Les Oeuvres représentatives, Paris, 1933. Le Chanoine Muller qui préface ce dernier livre est d’ailleurs une personnalité particulièrement attachante (voir sa biographie: n° 2174 Joseph Zemb: Zeuge seiner Zeit - Chanoine Eugène Muller - 1861-1948, préface de Mgr. Jean-Julien Weber, évêque de Strasbourg, édit. Alsatia, Colmar, 1960). On peut dire de lui qu’il a été plutôt un régionaliste qu’un véritable autonomiste alsacien. C’était un homme affable et calme qui n’a jamais eu d’attitude agressive. Ce qui ne l’a pas empêché d’être un défenseur acharné de la langue alsacienne et de la religion.
Il a commencé sa carrière politique au Parlement alsacien de 1911 au sein de l’Empire germanique, puis a été membre du Conseil régional consultatif instauré par Poincaré où il a collaboré avec le Haut-Commissaire Millerand, élu député à l’Assemblée Nationale à partir de 1919 et, enfin, Sénateur après 1926. Très vite on l’affuble du titre de «Professeur Muttersprack» (!). Mais il maniait lui-même l’humour, comme le rapporte Zemb: grand amateur et connaisseur des vins français il s’adresse en ces termes à ses collègues de l’Assemblée (1920): «L’éclat et la gloire de nos vins si différents les uns des autres repose sur la diversité des terroirs dont ils sont issus et sur le soin que leur apporte le vigneron à les conserver purs et sans mélange. Qui aurait l’idée de verser les vins de Bourgogne, de l’Alsace, de la Champagne et du Bordelais dans un même tonneau et de produire ainsi un vin français homogène et unifié? C’est exactement ce que fait notre constitution en dédaignant la particularité et l’âme unique de nos provinces.»

Le Chanoine Eugène Muller

Et dans la préface à l’Explication de l’Alsace de Postal le chanoine écrit: «...L’Alsace qui est revenue à la France était une Alsace devenue plus consciente de sa personnalité, qu’elle avait appris à défendre contre toutes les tentatives d’oppression, fortifiée dans la lutte, jalouse des libertés conquises, s’habituant à prendre elle-même en mains le soin de ses propres affaires... Et il s’est trouvé en France des hommes pour saluer avec son retour l’aube d’un temps nouveau, pour croire et espérer que l’apport d’une vie, de libertés, d’institutions locales... seraient le point de départ d’une grande oeuvre de rajeunissement... pour la France toute entière. Ce rêve ne devait, hélas, pas se réaliser.» Et à propos de son dada l’enseignement de l’allemand: «On ne touche pas à la langue d’un peuple sans toucher aux fibres les plus profondes et les plus sensibles de son être. Déprécier la langue qui depuis des siècles a été le véhicule et l’instrument de sa pensée, de ses émotions, de ses élévations spirituelles, de sa vie religieuse, c’est s’attaquer à un trésor sacré... La question de la langue n’est pas une question d’unité nationale... Napoléon III déclarait un jour que la langue allemande étant la langue maternelle d’un si grand nombre de Français elle avait droit, elle aussi, au statut de langue nationale...». C’est vrai que les autocrates ont toujours été plus libéraux sur ces points que les républiques. Louis XIV avait dit: «Ne touchez pas aux choses d’Alsace» et Napoléon «laissez-les baragouiner dans leur jargon pourvu qu’ils ferraillent français» (ou quelque chose dans ce genre). Et nos républicains ont toujours été uniformisateurs et jacobins. En tout cas le professeur Muller, en 1926, à son grand déplaisir, a dû sentir que le combat allait devenir plus violent, ce qui explique probablement son choix pour les batailles plus feutrées du Sénat.
Et effectivement le ton monte dès le discours de Poincaré en février 1927. Le gouvernement commence à s’inquiéter du discours autonomiste et finalement entreprend une action d’envergure à la fin de l’année 1927: perquisitions (une centaine dont plusieurs la nuit de Noël), arrestations (des mandats sont lancés contre 23 personnes fin 1927 - début 1928), interdictions de journaux. Trois personnes sont en fuite, cinq sont libérées, un procès pour complot est lancé contre les 15 autres ainsi que contre 7 personnes qui soit résident en Allemagne soit sont en fuite (dont Karl Roos). L’Alsace est d’abord choquée puis commence à réagir: à Haguenau le gouvernement avait dissous le conseil municipal parce que le maire, un autonomiste du parti catholique, avait été accusé de placer le drapeau alsacien à côté du drapeau français. Il est immédiatement réélu avec majorité absolue. Le procès du «complot» de Colmar démarre au mois de mai 1927 mais il est mal préparé: il n’y a évidemment pas de complot mais de gros soupçons que les autonomistes aient reçu des aides financières d’Allemagne sans qu’on soit capable d’en fournir les preuves (bien que cela soit avéré plus tard). Le procès devient très vite un procès d’opinion. Beaucoup de journalistes parisiens suivent les débats qui profitent d’une publicité retentissante. Michel Walter accepte de témoigner et déclare que ce procès est «une catastrophe du point de vue national». Finalement il y a quatre condamnations à la prison: Rossé, Ricklin, l’abbé Fasshauer et Schall (Fasshauer était le rédacteur d’un journal autonomiste indépendant créé par des membres du parti catholique). Et en juin des condamnations plus lourdes sont encore prononcées contre les «Allemands» dont Roos et Ernst.
Pour le gouvernement toute cette affaire ne rapporte strictement rien. Bien au contraire. Au mois d’avril il y a eu des élections législatives. Cinq des emprisonnés se présentent. Deux sont élus: Rossé, Ricklin. Un troisième aurait été élu lui aussi, Hauss, s’il n’avait pas accepté de se retirer au deuxième tour en faveur de Walter. Et quand l’Assemblée Nationale annule les mandats de Rossé et Ricklin à cause de leur condamnation, ce sont deux autres autonomistes, anciens accusés du procès, qui sont élus: René Hauss et Marcel Stuermel (Stuermel était un ancien cheminot qui avait été mis à pied parce qu’il était signataire du Heimatsbund de 1927. Il était devenu journaliste dans le groupe de presse de l’abbé Haegy). Les quatre condamnés du procès de Colmar sont graciés dès le mois de juillet 1928. Et les journaux interdits reparaissent sous d’autres noms. Pire encore: le Dr. Roos se constitue prisonnier. Il est traduit devant les Assises de Besançon et est acquitté en juin 1929.
Quant aux élections d’avril 1928 elles sont un vrai succès pour les autonomistes: sur 16 députés seuls trois sont des assimilationnistes absolus, deux sont pour l’assimilation sauf en ce qui concerne la religion (concordat et écoles confessionnelles), les 11 autres sont tous de tendance autonomiste dont 8 sont du parti clérical (5 modérés tels que Walter, Seltz et Meck dont on va encore entendre parler après la guerre, et 3 plus radicaux: Rossé, Brogly et Bilger). Les 3 autres sont: Ricklin (indépendant), Dahlet et le communiste Mourer. On peut même considérer que ce dernier qui est pour l’autodétermination (ce qui est encore la position du Parti à l’époque) est sécessionniste.
Qu’est-ce que le gouvernement a gagné avec toute cette agitation? Rien. Il a perdu la face. Et il n’a fait que renforcer le mouvement. Et ce qui est paradoxal c’est que - Rothenberger qui a eu accès aux Archives allemandes le confirme - les autonomistes ont bien reçu de l’argent allemand. Le responsable est le Dr. Ernst dont on va encore parler, fils d’un pasteur protestant du Nord de l’Alsace, très germanophile au point d’avoir décidé de quitter l’Alsace pour l’Allemagne en 1918 et d’avoir pris la nationalité allemande. Ernst s’est beaucoup démené pour trouver des fonds auprès des organisations des Alsaciens d’Allemagne, des organisations pangermanistes (ceux qui défendent les Sudètes, etc.) et auprès du Ministère de la Culture. Ernst a eu une très mauvaise influence sur certains membres du mouvement et a joué un rôle extrêmement néfaste pendant la guerre. On y reviendra. Ceci étant, recevoir des subsides de l’étranger n’était pas interdit par la loi - cela sera confirmé officiellement au procès de Besançon - et cela ne préjugeait pas de la position politique des autonomistes qui continuaient à respecter la souveraineté française.
Le plus remarquable dans cette histoire c’est la façon dont le pays réagit dès qu’il se sent attaqué. On l’a déjà vu à l’occasion des événements Herriot, on va encore le voir un peu plus tard à l’occasion de la réforme scolaire de Blum à la fin des années trente, on pourra même le constater encore après la guerre à l’occasion du procès de Bordeaux (Oradour et les enrôlés de force). Tant que le gouvernement ne bouge pas, pratique l’immobilisme, rien ne se passe. Le mécontentement, le «malaise» comme on disait à l’époque, ne cesse pas. Mais on se tient tranquille. C’est l’apaisement et les plus radicaux perdent en influence. Et puis le gouvernement bouge, attaque de front, sans même se rendre compte de ce qu’il fait, et c’est aussitôt la levée en masse. L’Alsace n’est plus qu’un seul homme. Cela est d’autant plus étonnant que les Alsaciens sont plutôt individualistes. On se jalouse, on se bagarre, on s’insulte entre soi comme partout ailleurs. Et puis tout à coup on est tous unis. Seule explication: c’est l’histoire. On en a ras le bol d’être bousculés, de ne pas être consultés, de ne pas être maîtres de notre destin. A cela s’ajoute une grande conscience de notre culture particulière, de la langue, du folklore, des moeurs, de la religion, etc. On le verra encore quand je montrerai l’incroyable travail fait au XIXème siècle pour sauvegarder toute cette culture populaire.
Aujourd’hui le temps a passé, l’assimilation s’est faite et il ne reste plus rien, me semble-t-il, de tout cela. Un certain particularisme, encore, par rapport à d’autres régions françaises? Y-a-t-il un rapport avec le vote FN? On va en parler.
En attendant on pourrait peut-être tirer quelques conclusions de toute cette histoire-là quand on cherche à solutionner le problème corse...
Mais revenons à notre histoire. En janvier 1929 est enfin organisé un débat à l’Assemblée Nationale consacré entièrement à la situation alsacienne. Tous les députés alsaciens et lorrains ont le loisir de s’exprimer. Puis Poincaré clôt le débat avec un long discours (Rothenberger parle d’un discours de dix heures?) et clôt en même temps le problème. Aucune ouverture. Mais une certaine amertume concernant l’ingratitude alsacienne!
Il est regrettable que Poincaré n’ait pas mieux compris la problématique alsacienne. Etait-il mal conseillé? Il faut dire que les journaux parisiens ont continué la désinformation. Un autre journaliste, Pierre Fervacque consacre de nombreux articles à l’autonomisme alsacien dans le journal le Temps et publie plusieurs livres sur le problème: l’Alsace minée et l’Alsace et le Vatican. Ce dernier livre est entouré d’une bande rouge qui proclame: «Le cléricalisme germanisant et antinational en Alsace... voilà l’ennemi». Et Fervacque soutient que «l’autonomisme est un effort pour maintenir l’ancien cadre allemand imposé à l’Alsace-Lorraine, même au prix d’une séparation avec la France et pour arriver à cette séparation». Celui qui va lui répondre est un autre journaliste français Oscar de Férenzy dans un livre remarquablement documenté et objectif: n° 2700 Oscar de Férenzy: La Vérité sur l’Alsace, lettre-préface de Mgr. Kannengieser, prélat au Vatican, édit. Bloud & Gay, Paris, 1930. Mgr. Kannengieser a été emprisonné par les Allemands pendant toute la guerre de 14 (4 ans et 4 mois) parce qu’il était autonomiste sous le régime allemand et avait reçu l’abbé Wetterlé. Il se déclare à nouveau fièrement autonomiste! Oscar de Férenzy n’était pas Alsacien (il était né en Hongrie) mais s’était passionné pour l’Alsace où il s’était installé et avait créé un journal: La Voix d’Alsace. Plus tard il jouera un rôle éminent dans les cercles d’avant-garde catholiques parisiens où il combattra avec une grande énergie l’antisémitisme. Il publiera un livre en 1935: Les Juifs, et nous chrétiens, véritable appel à la fraternité et crée en 1936 un journal, La Juste Parole, qui s’oppose à La Libre Parole de l’antisémite Drumont.
Mais pendant ce temps, conséquence de l’inflexibilité de Poincaré, le mouvement autonomiste se radicalise, ce qui va entraîner la scission de plusieurs partis. Ainsi les assimilationnistes quittent le parti clérical pour créer un nouveau parti. Les communistes excluent Mourer non pas à cause de ses tendances autonomistes d’ailleurs mais parce qu’il se lie un peu trop souvent aux partis bourgeois. Mourer crée un parti communiste indépendant et Hueber le rejoint. Quant au parti le plus radical sur le plan de l’autonomie culturelle, la Landespartei, c’est le Dr. Roos qui en prend la direction et ce parti va encore se radicaliser un peu plus. Mais le discours des autonomistes du Haut-Rhin du parti clérical était devenu bien agressif lui aussi. J’ai dans ma bibliothèque une collection de la revue mensuelle Die Heimat publiée par l’abbé Haegy (les années 1924, 25, 29 et 30). C’est bien intéressant de la feuilleter pour se mettre dans l’ambiance de l’époque. On est étonné d’une part par la hauteur de vue des éditoriaux de l’abbé Haegy, sa compréhension des problèmes internationaux, son ironie concernant les conséquences du traité de Versailles (ou les Allemands sont capables de payer et alors ils sont forts et dangereux et vont refuser de payer et il faudra faire la guerre pour les y forcer ou alors ils ne sont pas capables de payer et ils ne payeront pas non plus), ses mises en garde au parti du centre, catholique, d’Allemagne pour qu’il ne s’allie pas aux nationalistes et aux hitlériens («les conséquences peuvent être lourdes pour l’avenir»). On regrette que Haegy soit déjà mort en 1932. Il aurait peut-être compris mieux que Rossé - et plus tôt - combien Hitler était dangereux. Mais la lecture de la Heimat est encore instructive sur un autre plan: on comprend pourquoi les cléricaux alsaciens sont pour le vote des femmes (on y analyse les votes des femmes en Allemagne et elles votent, comme par hasard, majoritairement pour le parti du centre), mais on ne comprend pas pourquoi ils ne veulent pas que des femmes soit institutrices dans des écoles de garçons (!) et on se rend compte que ce ne sont pas seulement les écoles primaires qui sont confessionnelles mais également les écoles normales qui forment les instituteurs. On comprend que Herriot soit horrifié. C’est bien la calotte qui règne en Alsace.
En attendant tous les autonomistes se mettent d’accord pour créer un front basé sur les trois principes suivants, à priori plutôt modérés: Les questions religieuses doivent être décidées en Alsace et non pas à Paris - L’appartenance de l’Alsace à la France n’est pas mise en doute - La culture du peuple alsacien ne doit pas être sacrifiée à la politique d’assimilation.
Et lors des élections municipales Colmar et Strasbourg sont gagnées haut la main par ce nouveau front autonomiste. Et c’est Hueber le communiste autonomiste (même autodéterministe!) qui devient maire de Strasbourg. Poincaré est fou. Il ne reviendra plus jamais à Strasbourg.
Suit une période d’apaisement. Après le départ de Poincaré en juillet 1929 les fonctionnaires qui avaient été licenciés après avoir signé le manifeste du Heimatsbund de 1926 sont amnistiés. La langue française a progressé, surtout chez les jeunes. On commence à s’interroger, à discuter. Il faut sortir de notre isolement, accepter la culture française, même s’il faut continuer à se battre pour le bilinguisme (l’abbé Haegy). Seul Roos continue à parler de défense d’une «culture germanique». On a l’impression que c’est la marée basse pour l’autonomisme au cours des années 30 et 31. Et puis surprise: aux élections de 1932 l’Alsace élit à nouveau 11 autonomistes sur un total de 16 députés. Il n’y a qu’en Moselle où le phénomène semble mort et enterré. Il ne reste que deux autonomistes dont Robert Schuman. Sur l’ensemble de la France c’est la gauche qui gagne les élections. Herriot revient. Catastrophe! Mais Herriot a appris sa leçon. Il rassure les catholiques alsaciens. Cette fois-ci on ne touchera pas à leurs droits. Et quand l’abbé Haegy meurt en 1932 l’évêque Ruch boycotte son enterrement (à Hirsingen dans le fin fond du Sundgau) et c’est le préfet de la république laïque qui y assiste! L’abbé Haegy était pourtant l’âme de l’autonomisme clérical du Haut-Rhin et le pilier des éditions Alsatia. C’était un homme intelligent, un homme de l’ombre. Quant à l’évêque Ruch c’était lui aussi un sacré phénomène. Officier français, très patriote, il est arrivé en Alsace en 1918 ne connaissant pas un mot d’alsacien ou d’allemand, cherchant vainement à freiner son clergé tellement politisé (qui va même jusqu’à le court-circuiter directement auprès du Pape) tout en le soutenant lorsque le concordat est en jeu. Il amusait beaucoup les Alsaciens quand il cherchait à parler l’allemand. Ainsi mon parrain racontait souvent son prêche à Pfirt (Ferrette) dans le Sundgau qui commençait par: «Ihr Männer Pfirts, ihr Frauen Pfirts...», ce qui voulait dire: «vous les hommes de Pfirt et vous les femmes de Pfirt» et qui en bon dialecte du Sundgau se traduisait par: «vous les pets d’hommes et vous les pets de femmes...». Cela n’a jamais cessé de faire rigoler mon parrain...
En 1933 Dahlet, Rossé (qui était de nouveau député) et Stuermel se plaignent une fois de plus à la Chambre de la situation alsacienne, demandent une amélioration de l’enseignement de l’allemand et soumettent un projet de statut administratif particulier pour l’Alsace. Sans résultat.
Entre 1929 et 1934 il y a 13 changements de gouvernement en France. Et de nombreux scandales dont le plus connu est l’affaire Stavisky. La république commence à avoir mauvaise presse. En France c’est le déploiement de ligues fascistes et royalistes. En Allemagne c’est l’avènement du gouvernement Hitler-Papen le 7 février 1933. En Alsace on suit ces événements de très près. Mais malgré la proximité de l’Allemagne on a l’impression qu’on a du mal à comprendre la véritable dimension du phénomène nazi.
Il faut mettre à part les adeptes de la Landespartei avec les Roos, Schall et compagnie, dont la phraséologie commence à ressembler à celle de l’idéologie nazie. Il y a aussi plusieurs mouvements de jeunesse qui se sont créés et qui font penser aux mouvements de jeunesse hitlériens: d’abord la Jungmannschaft dont l’origine remonte aux années 1924 (étudiants majoritairement protestants) et dont l’animateur était Hermann Bickler. Cette organisation s’adressait aux paysans, aux vétérans de la guerre de 14 et aux protestants (des étudiants en théologie et des pasteurs en faisaient parti). Bickler qui venait du cercle de la Landespartei voyait dans Hitler avant tout un défenseur de ce fameux (ou fumeux?) Volkstum, un mot intraduisible (pas culture populaire mais l’essence même du peuple: race, langue et culture), un mot-mythe, un dévoiement de la défense légitime de certaines valeurs chères aux autonomistes, un mot qui cache pas seulement à Bickler et à ses semblables mais même aux autres défenseurs de la germanité en-dehors de l’Allemagne, comme les Sudètes p. ex, dit Rothenberger, la véritable nature de Hitler. Bickler exprime d’ailleurs certaines critiques contre Hitler: en bon protestant il dénonce le procès fait au pasteur Niemöller et en défenseur des particularismes culturels il proteste contre l’annexion des Tchèques. Il n’empêche: il sera un exécutant docile du nazisme en Alsace sous l’occupation allemande.
L’autre mouvement est celui organisé par Friedrich Spieser, encore un fils de pasteur protestant du Nord de l’Alsace, et qui était d’abord parti étudier en Allemagne avant de revenir dans son pays. Son organisation, appelée Erwinsbund (la ligue d’Erwin, l’architecte de la cathédrale) s’adressait d’abord aux jeunes protestants. Mais il cherche également à séduire les paysans de la Basse-Alsace. Il obtient de Ernst le financement de l’achat de la ruine d’un château vosgien près de Saverne, la Hunenbourg. Lui aussi deviendra un bon nazi.
C’est peut-être le moment de parler de l’attitude des protestants pendant toute cette période. On n’en parle pas souvent quand on évoque le mouvement autonomiste d’entre les deux guerres. C’est pour cela que l’étude de Catherine Storne-Sengel vient à point nommé. Malheureusement elle s’intéresse plus aux problèmes des instances dirigeantes du protestantisme alsacien qu’à ses fidèles et ses politiques. A priori on pourrait penser qu’étant donnée l’appartenance des protestants alsaciens, dans leur très grande majorité, à la religion luthérienne, ils pourraient être plus pro-allemands que les catholiques. Catherine Storne-Sengel montre bien l’importance qu’a pour eux la langue allemande. L’utilisation de l’allemand dans le culte est bien antérieure à la période 1870-1918. «Elle découle des origines historiquement germaniques de l’Eglise luthérienne d’Alsace», dit-elle, «La Bible était lue dans la traduction... en allemand faite par Luther. Les interprétations des fondements dogmatiques étaient toujours recherchées dans Luther... dans son Petit catéchisme... Les cantiques étaient des cantiques allemands écrits dans cette langue... Les paroles de méditation, les livres d’édification et de spiritualité... étaient... en allemand... Les Alsaciens... ne voyaient pas dans le maintien de leurs traditions une revendication politique, mais une question uniquement religieuse, esthétique (...la beauté de la langue de Luther...) et sentimentale.» Ce qui explique peut-être que certains protestants aient choisi d’émigrer en Allemagne et que leurs enfants aient eu une attitude anti-française par la suite. Après tout les pères aussi bien du Dr. Ernst que de Friedrich Spieser qui ont été tous les deux de bons nazis après 40 étaient des pasteurs protestants du Nord de l’Alsace. Et Bickler lui aussi était protestant. Mais la grande majorité d’entre eux sont restés loyalistes et le Directoire de l’Eglise n’a pas manqué de rappeler à l’ordre ceux qui auraient pu prêter l’oreille aux sirènes d’outre-Rhin.
Et puis les protestants d’Alsace ont peut-être compris plus tôt que les catholiques le danger que représentait Hitler. Car en Allemagne, nous dit encore Catherine Storne-Sengel, les Protestants avaient été séduits par les thèses national-socialistes et avaient largement voté pour Hitler en 1932 (elle donne même un chiffre étonnant: 11 Millions sur les 13,8 Millions de voix qui ont voté pour Hitler étaient des voix protestantes). Or Hitler cherche à mettre la main sur eux. C’est le phénomène des «chrétiens allemands» (Deutsche Christen). Les protestants du Sud s’opposent à ceux du Nord. Rien n’y fait. En 1934 les églises du Nord de l’Allemagne acceptent volontairement d’être intégrées dans une Reichskirche unitaire, les églises de Bavière et du Wurtemberg y sont incorporées de force. D’où l’opposition souterraine, la persécution du pasteur Niemöller, etc. L’Eglise d’Alsace-Lorraine étant historiquement proche de celles du Sud, toute cette guerre religieuse est suivie avec beaucoup d’inquiétude. C’est Georges Wolf, ancien pasteur et homme politique (il a fondé le parti du Progrès avec Dahlet) qui alerte continuellement la communauté protestante alsacienne sur ces problèmes.
Dans la bataille autonomiste les protestants alsaciens ont en général adopté une attitude plus prudente que les catholiques. Ils défendaient bien sûr la langue allemande. Mais pour ce qui est de la question religieuse ils ne croyaient pas qu’il serait possible d’éviter l’introduction en Alsace de la loi de séparation de 1905. D’ailleurs l’Eglise réformée de France l’avait acceptée. Mais lorsqu’ils ont vu la victoire possible ils ont soutenu les catholiques. Catherine Storne-Sengel dit que les protestants tenaient à leur école confessionnelle. Ils se méfiaient de l’école interconfessionnelle, craignant d’y trouver une sournoise influence catholique. Elle donne des chiffres intéressants concernant la situation des écoles en 1930: dans le Bas-Rhin sur 1259 écoles primaires 830 étaient catholiques, 291 protestantes, 4 israélites et 134 interconfessionnelles; dans le Haut-Rhin, sur 845 écoles, 653 sont catholiques, 13 protestantes et 179 interconfessionnelles. Ces chiffres donnent à réfléchir. Cela veut dire que jusqu’en 1939, en Alsace, catholiques et protestants ne se mélangeaient même pas à l’école. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, une certaine méfiance entre communautés ait continué à régner jusqu’aux temps modernes. Et que protestants et catholiques évitent de voter pour le même parti. A l’époque les catholiques votaient pour leur parti clérical et les protestants soit pour le parti libéral, soit pour le parti socialiste. Et encore après la dernière guerre, les catholiques vont voter MRP et les protestants soit pour les Indépendants soit pour les socialistes.
Mais revenons aux catholiques. Il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que les autonomistes du parti clérical ont pris leurs distances avec le national-socialisme. C’est ainsi que le parti clérical boycotte la dernière manifestation unitaire organisée à Strasbourg en mai 1938 à cause des sympathies nazies de plus en plus évidentes de la Landespartei et de la Jungmannschaft de Bickler. Mais curieusement l’évolution n’est pas aussi rapide dans le Haut-Rhin autour des anciens du cercle de l’abbé Haegy que dans le Bas-Rhin où des gens comme Walter et Seltz réagissent très vite et vont même demander à ce que toute l’action autonomiste cesse lorsqu’ils voient approcher la guerre et font appel au patriotisme de tous. Il est vrai qu’ils ont toujours été considérés comme des modérés et des francophiles. Dans le Haut-Rhin les réactions sont moins nettes. On a l’impression que même un Marcel Jacob dont j’ai longuement parlé au premier chapitre de mon premier tome et dont personne ne peut mettre en doute un seul instant les convictions humanistes et chrétiennes, a eu du mal à cerner ce que signifiait vraiment le système qui s’était mis en place de l’autre côté du Rhin. En tant que journaliste au Mülhauser Volksblatt de Mulhouse Marcel Jacob a fait de nombreux reportages en Allemagne. Ceux qui ont lu ces articles disent que Jacob est à la fois angoissé et fasciné. Angoissé - je le suppose du moins - parce qu’il voit bien que le régime de Hitler est une dictature. Et pourtant il est fasciné par les réalisations, l’ordre qui règne. Et surpris comme beaucoup de catholiques alsaciens par l’accord signé entre Hitler et le Vatican et par tout le faste qui entoure l’exposition solennelle de la Sainte Tunique du Christ (!) à Trèves. Mais lors d’un discours tenu à Mulhouse devant des jeunes catholiques en mai 1939 Marcel Jacob est très clair: «Les jeunes Alsaciens se sentent citoyens français et agissent et vivent en citoyens français. Aujourd’hui ce n’est pas seulement par un sentiment de devoir ou de loyauté qu’ils agissent ainsi, mais parce qu’ils le ressentent profondément. L’idéal de Jeanne d’Arc nous est bien plus proche que les théories de Monsieur Rosenberg. Louis Pasteur nous signifie plus que Julius Streicher et nous aimons encore mieux les décrets-lois que les camps de concentration... Nous sommes des démocrates, et nous sommes avant tout des partisans de la dignité de la personne humaine... et nous sommes persuadés que cette dignité humaine et cette liberté humaine seront toujours mieux préservées en France que partout ailleurs!»
Rothenberger trouve que le journal de Rossé est moins affirmatif. Il écrit simplement: «Nous appartenons à la Nation française et nous remplissons en toute loyauté nos devoirs de citoyens français. Nous défendons les libertés et les traditions de notre pays natal... mais nous menons ce combat seuls... comme une affaire de famille... Nous refusons catégoriquement toute immixtion dans cette affaire d’une Allemagne national-socialiste...» Pourtant Zemb, dans son ouvrage consacré à Muller, cite un éditorial de Rossé consécutif à l’entrée de la Wehrmacht en Rhénanie en 1935 qui déclarerait que l’Alsace serait prête à donner son accord à une guerre préventive.

Camille Dahlet

Camille Dahlet, lui, exprime son opposition au national-socialisme d’une manière claire et nette dès 1934. Pour lui «l’esprit des temps nouveaux» cher à Hitler «n’est rien d’autre que la vieille méthode d’abêtissement du peuple, cachée sous un habit neuf». Il accepte encore l’unité d’action avec la Landespartei mais ne veut plus aucune structure commune.
Mais revenons à l’histoire. Avant d’arriver au déclenchement de l’apocalypse l’Alsace vit encore un dernier soubresaut. Une nouvelle fois tout le peuple se soulève. Ils sont têtus ces Alsaciens! Mon Dieu, qu’ils sont têtus! Cette fois-ci c’est ce pauvre Léon Blum la victime. Il n’avait rien vu venir. Il décide de prolonger la scolarité d’un an (soit qu’il veuille réellement améliorer l’instruction publique soit qu’il pense que cela arrange un peu les chiffres du chômage). Donc la porter de sept ans à huit ans. En Alsace on avait gardé l’ancien système allemand: sept ans pour les filles, huit ans pour les garçons. Avec la réforme Blum on arrive à une scolarité de neuf ans pour les garçons. Immédiatement c’est la protestation unanime de tous les élus: 36 des 39 représentants alsaciens et lorrains à la Chambre et au Sénat, ainsi que des trois conseils généraux d’Alsace et de Moselle. Blum reçoit les représentants et leur dit à peu près ceci: C’est très simple. Il faut bien une année de plus puisqu’il faut tenir compte de vos heures d’études d’allemand et de religion! Si vous ne voulez pas accepter la prolongation de la scolarité vous n’avez qu’à adopter strictement le même enseignement que le reste de la France. «Chantage!» Crie toute l’Alsace. Maintenant ce sont 37 représentants qui signent la protestation. Robert Schuman introduit un recours au Conseil d’Etat. Le clergé s’en mêle. Un comité de défense religieuse se constitue. On parle de l’âme de l’Alsace. Attention c’est un pays frontière! Le mot auto-détermination est lancé. Mourer: «un gouvernement qui reviendrait sur les droits garantis solennellement en 14/15 et en 18 risque de faire surgir à nouveau toute la question de la légitimité de l’annexion...». Le député clérical modéré Seltz déclare: «Je suis de ceux qui ont aidé en 1917 à étouffer dans l’oeuf la propagande en faveur de la neutralité de l’Alsace. J’ai combattu en 1918 et 19 la tenue d’un plébiscite. J’ai donc pris une certaine responsabilité sur mes épaules. Dans le cadre de cette responsabilité je déclare solennellement que si on veut revenir sur les engagements qui ont été pris à ce moment-là, il ne faut pas seulement soulever le problème de la langue et de la religion mais le problème dans son ensemble.» Sacrée menace! Le clergé arrive à réunir 700000 signatures! On organise des manifestations et des assemblées dans tout le pays. Blum résiste. Les parlementaires et les conseillers généraux se réunissent en assemblée symboliquement dans le bâtiment qui a abrité du temps de l’Empire germanique le Parlement alsacien! Dahlet dit: «Si les actions légales ne suffisent pas nous en entreprendrons des illégales». Les élus décrètent la grève des banquets officiels (une mesure particulièrement douloureuse pour des Alsaciens!). C’est encore le Conseil d’Etat qui va sauver le gouvernement. Chautemps avait succédé à Blum en 1937. Il saisit lui-même le Conseil d’Etat. Qui décide une fois de plus que la mesure concernant l’Alsace est illégale.
Ce qui me paraît surtout remarquable dans cette affaire c’est que, vingt ans après la réunion de l’Alsace à la France, la population, son clergé et ses élus sont toujours aussi combatifs. Le «malaise» alsacien n’est décidément pas passé...
Malgré les réticences de Michel Walter qui veut calmer le jeu, le jeune député Henri Meck introduit encore en juillet 38 une nouvelle demande qui ne fait que répéter celles de 1919 et 1925: Commencer l’enseignement primaire par l’allemand - Autoriser témoins et accusés à s’exprimer en dialecte devant les tribunaux - Exiger que l’administration communique dans les deux langues et qu’elle réponde en allemand si l’administré le demande. Sans plus de résultat naturellement.
Et puis c’est la guerre qui éclate. Et quelques semaines plus tard on arrête quinze autonomistes notoires: 5 du parti clérical dont Rossé, Stuermel et Keppi, 5 de l’ancienne Landespartei dont Schall, Hauss et l’ancien communiste Mourer (dont le parti avait fusionné avec la Landespartei), 4 de la Jungmannschaft de Bickler et un Lorrain, un certain Antoni qui avait créé de son côté un petit parti (parti populaire chrétien-social). Le Dr. Roos avait déjà été arrêté en février 39. Il sera condamné à mort pour espionnage et fusillé en février 1940. Les quinze vont être traînés de prison en prison jusque dans le sud de la France. Après la défaite française, un commando spécial est chargé de les retrouver et de les ramener en Alsace. Le Dr. Ernst les accueille et les emmène immédiatement à un hôtel aux Trois-Epis où ils sont gardés par un détachement de l’armée allemande et où il les chambre pendant deux jours pour qu’ils signent un manifeste à l’intention de Hitler qui se termine par une demande d’intégrer l’Alsace-Lorraine dans le grossdeutsche Reich.
Ce manifeste a eu de lourdes conséquences. Pas sur le cours des événements. Hitler n’avait pas besoin d’un tel papier pour annexer l’Alsace. Mais il n’était pas pressé. D’ailleurs il ne tenait pas les Alsaciens en grande estime. Des francisés auxquels on ne pouvait guère faire confiance. Il paraît qu’il a répondu à notre ambassadeur François-Poncet en 1933: «Pour nous il n’y a pas de question d’Alsace-Lorraine. Nous avons eu notre expérience avec les Alsaciens et les Lorrains pendant cinquante ans. Nous vous les laissons bien volontiers et vous souhaitons bien du plaisir!» Et puis il préférait annexer sans tambour ni trompette et ne pas créer des problèmes à Pétain.
Mais ce manifeste qui, d’après ce qu’en dit Dahlet dans ses Cahiers Verts publiés dans les années 50, n’a été connu en Alsace qu’après la guerre (et c’est logique puisque Hitler ne voulait pas de publicité pour son annexion), a fini de jeter l’opprobre sur les anciens autonomistes. On avait déjà une image complètement faussée par le fait que parmi ceux que l’on allait appeler les «Nancéiens» se trouvaient des gens dont le cheminement avait effectivement fini par rejoindre le national-socialisme et qui allaient occuper des postes visibles dans le système nazi en Alsace, mais qui en réalité ne représentaient qu’une toute petite frange du large mouvement régionaliste qui avait secoué l’Alsace pendant 20 ans: la Landespartei n’avait en 1930 que 300 membres et quatre groupements locaux, la Jungmannschaft un peu plus (1000?). Mais tout cela ne représentait rien sur le plan électoral et rien en comparaison avec le parti clérical et celui de Dahlet. Et c’est là que l’on arrive au cas Rossé.

Le député de Colmar Joseph Rossé


Que je regrette de ne pas avoir interrogé, quand il était encore temps, les membres de ma famille qui le connaissaient! Cet homme me fait pitié. Un homme passionné. Qui a donné toute sa vie à cette passion. Un homme qui avait certainement des défauts, manoeuvrier, malin, intéressé par l’argent, a-t-on dit. Mais qui était alsacien, et rien qu’alsacien, ni séparatiste, ni pro-allemand, ni nazi. Et pourtant lui est mort en prison, malade, en octobre 1951. Alors que tant d’autres, qui étaient autrement coupables, ont échappé à tout. Ernst, celui qui a piloté d’Allemagne les dirigeants de la Landespartei et de la Jungmannschaft, qui a rédigé le fameux manifeste et extorqué la signature des Nancéiens et qui a servi fidèlement le Gauleiter Wagner, Ernst qui essaye de justifier l’injustifiable dans son autobiographie (voir n° 2184 Robert Ernst: Rechenschaftsbericht eines Elsässers, édit. Bernard & Graefe, Berlin, 1954), est arrêté après la guerre, condamné en 1955 seulement à 8 ans de prison et libéré immédiatement à cause du temps déjà passé en prison à titre préventif. Spiesser, l’organisateur du Erwinbund, qui a reçu Himmler à la Hunebourg rénovée et a été nommé commandant des SS, a bien été condamné à mort mais on ne l’a jamais retrouvé bien qu’il ait publié des livres... Bickler, l’organisateur de la Jungmannschaft, membre des SS lui aussi, Kreisleiter de Strasbourg, puis muté à la Sécurité à Paris, est condamné lui aussi à mort mais n’a jamais été inquiété et a fini comme homme d’affaires en Italie. Schall qui n’avait certainement pas l’envergure des précédents mais qui a quand même été Kreisleiter adjoint à Molsheim puis à Strasbourg, est condamné à mort, mais vit tranquillement en Souabe, devient journaliste et meurt en 1981. Hauss qui était Kreisleiter délégué à Haguenau mais qui - si je me souviens bien de ce que m’en ont dit les membres de ma famille qui l’ont connu - n’était pas un homme fanatique et qui est souvent intervenu pour aider des gens qui avaient des problèmes, a quand même été condamné à la mort, mais lui aussi n’a jamais eu de problème et est mort tranquillement quelque part en Allemagne. Et Stuermel, le compagnon de Rossé, l’ancien cheminot, simplement 4ème conseiller municipal à Mulhouse, est condamné à 8 ans de travaux forcés, est libéré en 1952, et même amnistié en 1954. Il n’y a que Mourer, l’ancien communiste, Kreisleiter délégué de Mulhouse, qui est condamné à mort et immédiatement exécuté à Rixheim.
Je ne prends évidemment pas pour de l’argent comptant tout ce que rapporte Andres qui est classé comme un autonomiste d’aujourd’hui. Mais il y a quand même quelques faits qui me paraissent véridiques. A partir du moment où il était libéré par les Allemands Rossé était pris dans un piège. D’autant plus qu’il était dans un groupe où certains comme Spieser et Bickler étaient de vrais nazis. Son arrestation en 39 avait choqué le chanoine Muller. Zemb raconte qu’il a essayé d’intervenir pour le faire libérer mais il n’y avait rien à faire, il était dans les mains des militaires. Aux Trois-Epis ils étaient coupés de tout. Même Bankwitz, qui n’est pourtant pas tendre avec Rossé, le reconnaît: «Que leur restait-il à entreprendre dès lors que la guerre était terminée, à eux qui ne représentaient que les intérêts de la toute petite Alsace face au géant allemand? Et ceci d’autant plus qu’on venait de leur assurer que la France avait cédé leur pays à l’Allemagne?» D’ailleurs il reconnaît que Rossé et les autres membres du parti clérical ont toujours prétendu qu’ils n’avaient accepté de signer que sous les conditions suivantes: consentement de la France, de la population concernée et respect des libertés et traditions locales. Ce qui est vrai aussi c’est que Rossé n’a accepté aucun rôle officiel et qu’il s’est retiré dans sa tour d’ivoire des Editions Alsatia où il était plus ou moins maître chez lui. Où il a continué à publier ses livres religieux. C’est également Zemb qui dans son livre sur le chanoine Muller confirme que Rossé qui était toujours député français s’est rendu régulièrement à Vichy pour informer ses anciens collègues alsaciens qui s’y trouvaient encore sur la situation en Alsace et qu’il a alerté le gouvernement français dès qu’il a su que les Nazis voulaient incorporer les jeunes Alsaciens dans la Wehrmacht. Et puis la Gestapo n’a-t-elle pas essayé de l’arrêter juste avant l’entrée de l’armée française dans Colmar? Alors? Rossé martyre?
C’est finalement une histoire bien triste cette histoire de l’autonomisme alsacien d’entre les deux guerres. Que de malentendus, que de maladresses, que d’énergie perdue. Pour arriver à quoi? L’autonomie? A cause de laquelle les régionalistes alsaciens ont été appelés autonomistes? Et que, comme l’a rappelé le chanoine Muller au procès de Colmar de 1928, les centralisateurs parisiens ont constamment confondue avec séparatisme ou neutralisme (neutralisme: création d’un Etat neutre entre la France et l’Allemagne, un mythe présent chez certains Alsaciens; même mon père m’en a parlé, tout en disant que ce n’était pas viable). Or, dit encore Muller, l’autonomie absolue n’existe pas. Elle sous-entend toujours, par définition même, l’appartenance à un Etat. C’est donc l’inverse du séparatisme. C’est le fédéralisme qui va plus loin puisque là la souveraineté de l’Etat est en quelque sorte répartie entre les différents Etats confédérés. Il fait un véritable cours, le Professeur Muller, rappelant que de nombreux hommes politiques français du début du siècle étaient pour un régionalisme plus poussé: le royaliste Maurras, le socialiste Paul Boncour, même Clémenceau, plus tard les socialistes Marcel Sembat et Albert Thomas. Que signifiait pour Muller l’autonomisme régional? Un Président ou Gouverneur régional, un conseil régional avec une représentation et une administration régionales et un budget régional. Et qu’avons-nous aujourd’hui, 70 ans plus tard? Un Conseil régional, élu au suffrage universel et qui gère un budget régional. Un budget qui ne fait d’ailleurs que croître d’année en année parce que l’Etat qui n’est plus maître de son déficit, transfère tout ce qu’il peut en matière de charges à la région. Alors avons-nous finalement ce que nous voulions il y a 70 ans? Pas tout à fait, il me semble. Le Préfet est toujours là, strictement aux ordres du gouvernement, comme il y a deux siècles. Ce matin je lis dans le Républicain Lorrain que le Conseil Régional de Lorraine, nouvellement élu, confirme que suivant le programme sur lequel il a été élu, il n’y aura pas de doublement de l’autoroute régionale A31. Et le préfet de répondre du tac-au-tac qu’il y aura bien une autoroute A32!
La question religieuse? Il faut quand même avouer que l’école confessionnelle nous paraît aujourd’hui bien rétrograde. Et l’Alsace de cette époque bien inféodée à l’Eglise. On dirait presque l’ancien Québec ou plutôt la Pologne à l’époque de sa lutte contre les Russes et le communisme. Comme en Pologne nos curés et nos abbés se sont engouffrés dans la lutte politique, et ceci à l’occasion de l’entrée dans l’Empire germanique, à un moment où se déroulait le Kulturkampf en Prusse contre l’Eglise catholique (aux élections de 1874 au Reichstag, sur les 11 représentants de l’Alsace, 6 étaient des membres du clergé, dont un évêque!). Ils ont gardé leur combativité après 1918. Et puis il ne faut pas oublier que pour un peuple qui entre en résistance il est bien plus facile de s’abriter derrière des convictions religieuses et derrière une organisation puissante comme l’était alors - encore - l’Eglise catholique. Aujourd’hui, ce qui reste de l’ancien système c’est la possibilité accordée aux différentes confessions de donner des cours de religion à ceux qui le demandent dans les établissements scolaires même. Et c’est bien ainsi. D’autant plus que la foi se perd et que les demandes se font de plus en plus rares.
La langue? C’est foutu. Et c’est bien dommage. J’y reviendrai. Il y a bien quelques avantages, à l’assimilation réussie. Aujourd’hui tous les Alsaciens pratiquent la langue française à l’aise et sans complexe. Un Alsacien peut devenir secrétaire général d’un syndicat national, comme l’ouvrier-électricien des Mines de Potasse Kaspar, un autre Président d’un parti écologique, comme Waechter (il n’y a que les Alsaciens ministres qui sont rares, on se demande pourquoi) et s’exprimer avec une parfaite maîtrise de la langue française à la télévision. Mais n’aurait-on pas pu y arriver également en conservant le bilinguisme? Les Luxembourgeois y arrivent bien. Sur ce plan-là, hélas, les autonomistes des années d’entre les deux guerres ont définitivement perdu la bataille.

(2004)

PS: Pour une biographie plus détaillée de Joseph Rossé se reporter à ma note 12 (Suite 2). (2006).