Voyage autour
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Tome 3 : Notes 10 (suite 6) : Ethique du Samouraï: Les 47 rônins

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(Texte de Soulié de Morant, illustrations de Kuniyoshi. Voir aussi: Notes 10 (suite 5): Les Samouraïs)

En parlant de l'éthique du Samouraï (le bushido) dans mes Notes 10 (suite 5): Les Samouraïs  je mentionne la célèbre histoire des 47 rônins (un événement historique - pour la trame de l'histoire se reporter  à mes Notes).

Or il se trouve que Budo Editions (les Editions de l'Eveil) à Noisy-sur-école viennent de rééditer cette histoire telle qu'elle avait été publiée par George Soulié de Morant en 1927 (voir n° 3666 George Soulié de Morant: les 47 Rônins - le Trésor des Loyaux Samouraïs, d'après les textes du Japon, édit. Budo Editions, Noisy-sur-école, 2006, avec une introduction d'Olivier Gaurin et abondamment illustrée par les estampes de plusieurs maîtres de l'Ukiyoe).
Pour créer cette oeuvre très poétique Soulié de Morant s'est inspiré des très nombreuses sources japonaises existantes: roman, récits, légendes, théâtre. Certaines pages sont des traductions presque littérales des textes japonais.
George Soulié de Morant (1878 - 1955) est surtout connu parce qu'il a été le grand promoteur de l'acuponcture chinoise en France (deux de ses oeuvres: Précis de la vraie acupuncture chinoise, publiée en 1934, et L'Acupuncture chinoise qui n'a été complétée et éditée qu'après sa mort sont encore aujourd'hui de véritables ouvrages de référence). Et c'est bien dommage car Soulié de Morant était aussi un grand sinologue, un diplomate, un écrivain et un poète. Il avait déjà appris le chinois dans sa jeunesse, puis a vécu pendant de nombreuses années en Chine (il était consul à Shanghaï et dans le Yunnan). Il a publié de nombreux ouvrages sur la civilisation chinoise (musique, théâtre, art, littérature, histoire). Il a traduit ou adapté - en français et en anglais - des contes et romans chinois (Lotus d'Or, La Brise au clair de lune, Strange Stories from the Lodge of Leisures). Je dispose dans ma bibliothèque d'une excellente traduction de poètes et poétesses de la période Song: n° 2271 Florilège des Poèmes Song ( 960 - 1277 après J.-C.), traduit du chinois par George Soulié de Morant, édit. Plon-Nourrit et Cié, Paris, 1923. Dans son introduction à ces poèmes il célèbre le fameux Lac de l'Ouest que j'ai bien connu puisqu'il est le joyau de la ville de Hangzhou où se trouvait l'usine qui est le partenaire depuis vingt ans du groupe que j'ai dirigé. Et Soulié de Morant termine son panégyrique par un dicton que j'ai maintes fois entendu: "Au ciel il y a le paradis, sur terre il y a Hangzhou et Souzhou" (Souzhou est le terminus du fameux canal impérial et est célèbre pour ses très nombreux jardins). Au temps de Soulié ces villes s'écrivaient Hang-Tchéou et Sou-Tchéou. Soulié s'est aussi intéressé à d'autres langues de l'Extrême-Orient puisqu'il a également publié une grammaire mongole (Eléments de Grammaire mogole, E. Leroux, 1903) et qu'il a transposé l'histoire des 47 rônins du japonais. J'ai connu son petit-fils, Francis Soulié de Morant, lors de mon service militaire à l'Ecole de cavalerie de Saumur. Il a consacré un site à sa famille: www. fsouliedemorant.free.fr.
Celui qui a écrit l'introduction de la nouvelle édition du texte de Soulié est un personnage plutôt original. Olivier Gaurin, champion d'aïkido, écrivain et philosophe, a, à l'instar de Lafcadio Hearn, épousé une Japonaise et le Japon! Le 14 décembre 2005 il est allé photographier pendant trois jours la foule qui se pressait, dans les nuages de l'encens, sur les tombes des 47, de leur maître et de son épouse, près du temple de Sengakuji, réplique de la foule de visiteurs qu'a pu y voir Soulié de Morant près d'un siècle plus tôt, réplique de toutes les foules de pèlerins qui sont allées se recueillir en cet endroit depuis tant de siècles, depuis cette tragique année de 1702! Voilà donc que le coeur du vieux Japon continue à battre, se dit-il. Quelle est donc la signification de cette histoire, se demande-t-il encore, pour laisser un tel souvenir et un tel respect près de 300 ans après son déroulement?
Alors Gaurin dissèque toute l'histoire pour y chercher un sens. Les sens, faudrait-il dire. Il appelle cela les noeuds de l'histoire. D'abord il trouve que ce sacrifice, le sacrifice de leur vie que font les 47, a un caractère sacré (on revient à l'étymologie du mot sacré), car c'est un acte de purification. Il y a purification parce qu'il y a eu souillure et cette souillure est le fait de Kira, le couard et le corrompu, celui qu'il faut immoler. Ensuite, dit encore Gaurin, elle montre l'intransigeance élevée en vertu: l'intransigeance est l'honneur. Et on va jusqu'au bout de cette intransigeance, avec minutie et application: c'est au printemps 1701 que Kira insulte le fier Asano Takumi et que Asano doit faire son seppuku et c'est seulement en janvier 1703 que les 47 donnent l'assaut du palais de Kira car il a fallu ruser, faire semblant d'oublier, pour que Kira baisse sa garde. Et c'est là qu'apparaît un nouveau noeud dans cette histoire: la honte, apparente, sociale, cette honte-là ne compte pas. Le chef des 47 vit dans un bordel, d'autres s'adonnent à la boisson, un autre devient marchand (la honte pour un Samouraï), tous font semblant d'oublier leur daimyo, et de chercher d'autres maîtres. Les autres nobles, même la veuve de leur ancien maître, leur font sentir leur mépris. Mais eux savent ce qu'ils font, quel est leur but. La honte pour un Japonais, dit Gaurin, ne peut être qu'ontologique. C'est à dire que la seule chose qui compte pour lui c'est sa propre conscience, c'est pouvoir garder le respect de soi.
Et puis apparaît encore un autre élément caractéristique, caractéristique de l'époque à laquelle se déroule l'histoire: le fil de la vie, dit Gaurin, est lié directement à l'Empereur, et donc au divin. Et on le voit bien: Asano a manqué de respect à l'Empereur en enfreignant les règles du Palais, il doit donc mourir. Et les 47, tout en obéissant à l'éthique du Samouraï, savent eux aussi qu'ils désobéissent à la Loi, la Loi de l'Empereur, et que la sanction est obligatoirement la mort.
On voit qu'il y a donc bien des éléments anachroniques dans tout cela, des éléments qui sont aussi liés à une culture repliée sur elle-même, sûre d'elle-même, en un mot une culture insulaire. On peut admirer cela comme on peut admirer les héros de Corneille. On peut aussi être effrayé par cette impassibilité, cette absence d'états d'âme, cette intransigeance et cette violence. Et craindre l'usage que l'on peut en faire. Un terrible outil pour une idéologie, quelle qu'elle soit. On l'a vu avec les terribles conséquences du miltarisme japonais telles que les décrit Pinguet dans son étude sur la Mort volontaire au Japon et telles que je les relate dans mes Notes sur les Samouraïs. Au moment même où j'écris ceci il y a un film qui sort au Japon et aux Etats-Unis: Les Lettres d'Iwojima, ce film qui montre l'histoire d'Iwojima vu du côté des Japonais (tourné par un Américain, mais un bon: Clint Eastwood). Je pense qu'il illustre bien ce qui vient d'être dit.
Un mot encore en ce qui concerne les superbes illustrations qui ornent cette réédition et où les 47 rônins apparaissent toujours vêtus de leur vestes noires aux dents blanches. On y trouve deux ou trois estampes de Hiroshige (qui n'est pourtant pas du tout un spécialiste du genre "héros"), de Kuniteru II et de Yoshitara. Mais la plupart des estampes sont d'Utagawa Kuniyoshi qui est le grand peintre des héros, des brigands et des monstres (voir p. ex. n° 2740 Robert Schaap: Heroes and Ghosts, Japanese prints by Kuniyoshi (1797 - 1861), édit. Hotei Publishing, Leiden 1998 ou n° 2739 Inge Klompmakers: Of brigands and bravery: Kuniyoshi's heroes of the Suikoden, édit. Hotei Publishing, Leiden, 1998 - Suikoden est le nom japonais de Shui-Hu, le grand roman classique chinois traduit par Dars sous le nom de Au bord de l'eau). Kuniyoshi a illustré l'histoire des 47 rônins (connue sous le nom de Chûshingura en japonais) une douzaine de fois (chaque fois par une cinquantaine d'estampes: l'usage voulait que chacun des 47 rônins soit représenté).

Kuniyoshi: Le rônin Onodera Jûnai Hidetomo, à genoux, épée tirée et bannière dans le dos. Cette série date de 1848-49

Kuniyoshi: Le rônin Horibe Yahei Kanamaru, le plus vieux du groupe des 47: 78 ans. Cette série d'estampes date de 1852

Celles reproduites dans la réédition de 2006 de Budo Editions datent probablement des années 1847 et 48. La dernière série représentant les 47 rônins date de 1852. Le style de cette dernière série devient réaliste en diable: à croire que l'occidentalisation de la peinture japonaise est déjà en marche. Et qu'elle a précédé l'influence de l'art japonais sur celui de l'Occident (voir mes Notes de lecture 10: l'art japonais et l'Europe, au tome 3 de mon Voyage).

décembre 2006