Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 2 : Notes 8 (suite 4): Ecrivains sud-africains

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(Olive Schreiner et ses relations avec Havelock Ellis et Cecil Rhodes; Paton, Bosman, Coetzee, Gordimer, Brink)

92) n° 1800 Ruth First & Ann Scott: Olive Schreiner, a biography, édit. André Deutsch, Londres, 1980.
93) n° 2080 Olive Schreiner: The Story of an African Farm, introduction par Isak Dinesen (Karen Blixen), illustrations de Paul Hogarth, édit. The Limited Editions Club, the Westerham Press, Londres, 1961.
94) n° 1125 Olive Schreiner: Undine, avec une introduction par son mari S. C. Cronwright-Schreiner, édit. Ernest Benn Ltd., Londres, 1929.
95) n° 1124 Olive Schreiner: Dreams, édit. The Henneberry Company, Chicago-New-York.
96) n° 1801 Olive Schreiner: Woman and Labour, édit. T. Fisher Unwin, Londres-Leipzig, 1911, 1ère édition.
97) n° 2280 The Olive Schreiner Reader, Writings on Women and South Africa, édité et introduit par Carol Barash (Princeton University), dédié à Winnie Mandela, postface par Nadine Gordimer (qui commente la
biographie de First et Scott), édit. Pandora, Londres et New-York, 1987.
98) n° 1814 Olive Schreiner: Trooper Peter Halkett of Mashonaland, avec la photographie des pendus retirée de l’édition anglaise, édit. Robert Brothers, Boston, 1897, 1ère édition US.
99) n° 3003 Olive Schreiner: An English-South African’s view of the situation, Words in season, édit. Hodder & Stoughton, Londres, 1899.


Undine
a été le premier roman écrit par Olive Schreiner, à l’âge de vingt ans, lorsqu’elle travaille comme gouvernante et institutrice dans une famille boer, en un endroit complètement perdu dans l’immense étendue du Karoo. Elle ne cherchera jamais à le publier, peut-être parce qu’il est trop autobiographique, et c’est son mari qui l’édite après sa mort. The Story of an African Farm est un roman plus élaboré. Elle se rendra elle-même en Angleterre avec l’argent économisé, à 26 ans, et réussira à le faire publier. Mais les deux romans sont tragiques. Et les mêmes thèmes apparaissent: le malheur de l’enfance, le problème de Dieu, celui de la femme. Ses enfants sont touchants, mais on sent combien sa propre enfance a dû être malheureuse (neuvième enfant dans une famille nombreuse et pauvre, une mère dure qui ne cherche guère à la comprendre, la chape de la religion, la mort de petits frères ou soeurs). Ce qui rend la souffrance chez l’enfant si terrible, dit-elle, c’est l’intensité de sa solitude, l’intensité de son ignorance. La révolte contre Dieu et sa négation ont ceci de remarquable chez elle qu’elles sont toujours exprimées par des êtres jeunes, enfants ou adolescents. Quant à la condition féminine elle occupera l’esprit d’Olive Schreiner jusqu’à la fin de sa vie.
Mais pour moi le charme de ces romans réside d’abord dans l’évocation des paysages. Déjà dans Undine le premier chapitre ouvrait avec la scène d’une petite fille et de son singe, encore plus petit qu’elle, assis côte à côte dans une brèche du grand mur de pierres qui entoure la ferme et inondés de la lumière blanche d’une nuit de pleine lune. La fille a dix ans, le singe s’appelle Socrate. Il est songeur. Il philosophe peut-être sur le fait qu’on ne lui donne que des pelures d’oranges et non la chair du fruit lui-même et des amandes dont il ne peut briser l’écorce. Elle l’appelle: «Socrate». Il tourne sa tête vers elle. Elle lui dit: «j’aimerais savoir». Et puis on l’appelle pour la prière du soir et Socrate est à nouveau attaché à sa laisse. La même lumière lunaire illumine la phrase d’ouverture de la Ferme Africaine: «The full moon poured down its light from the blue sky into the wide, lonely plain. The dry, sandy earth, with its coating of stunted karoo bushes a few inches high, the low hills that skirted the plain, the milk-bushes with their long finger-like leaves, all were touched by a weird and an almost oppressive beauty as they lay in the white light.» Karen Blixen, dans sa préface dit qu’elle avait lu la Ferme Africaine à l’âge de quinze ans bien avant de savoir qu’elle aussi habiterait l’Afrique et que c’était devenu un de ses livres favoris. C’est un livre qui suggère, dit-elle. Il dit plus qu’il ne dit. Il vous permet de rêver et d’imaginer à votre tour. C’est un livre qui a capté l’air du pays - or en Afrique l’air domine la scène - et il nous transmet l’atmosphère de ses grands espaces. Il vibre avec la splendeur magique du ciel africain. «Il y a tant de liberté et de promesses dans ces grands espaces africains», dit encore Karen Blixen, «que moi qui suis née et qui ai été élevée au bord de la mer, je n’ai jamais pu vivre en Europe loin de cette mer, alors qu’en Afrique elle ne m’a jamais manqué». Curieusement un autre écrivain-femme, issue de l’Afrique elle aussi (la Rhodésie), Doris Lessing, a préfacé une autre édition du même roman (en 1976). Elle a lu la Ferme Africaine à 14 ans. Elle a tout de suite compris, dit-elle, ce sentiment d’isolement décrit par Schreiner et trouvé en elle-même l’écho de la magnificence de l’Afrique. «A la seule évocation du titre j’étais profondément touchée. C’était le premier «vrai» livre que j’avais lu dont la scène était l’Afrique».
C’est finalement l’éditeur Chapman and Hall qui accepte de publier l’Histoire de la Ferme Africaine grâce à son lecteur qui est l’écrivain George Meredith. Le livre paraît sous le pseudonyme de Ralph Iron. La critique est divisée. Mais Olive devient vite un membre de la société littéraire londonienne.
Et puis elle fait deux rencontres essentielles: le socialiste Edward Carpenter et le médecin qui va s’intéresser de plus en plus aux relations entre l’homme et la femme et qu’on peut considérer comme un des premiers sexologues, Havelock Ellis. La rencontre d’Olive et de Ellis a lieu en 1884. Et c’est en 1894 que celui-ci publie pour la première fois son étude Man and Woman (voir n° 1802 Havelock Ellis: Man and Woman, a Study of Secondary and Tertiary Sexual Characters, édit. William Heineman (Medical Books), Londres, 1934) qui devait servir d’introduction à sa grande étude en sept volumes: Studies in the Psychology of Sex. Olive a des contacts suivis avec Ellis. Ils s’écrivent tous les jours. Son esprit se développe. Elle participe activement à un Man and Woman Club. Et commence à défendre sérieusement ses idées sur la situation de la femme dans la société.

Olive Schreiner

Havelock Ellis


Elle travaille pendant une dizaine d’années sur ce problème (entre 1888 et 1899), mais son manuscrit est détruit pendant la guerre des Boers. Elle n’y revient qu’en 1911 avec une version raccourcie: Woman and Labour, qui devient néanmoins la Bible des suffragettes anglaises dans les années vingt. Ses idées principales: ce n’est pas la mère seule mais les deux parents, d’une manière égalitaire, qui doivent élever les enfants, le couple doit avoir une vie sexuelle, indépendamment du simple rôle reproducteur de la famille (encore que sa propre vie sexuelle n’a pas dû être très épanouie et son mariage plutôt raté), la femme participe à égalité avec l’homme au travail de la société. Elle invente le terme de parasitisme sexuel: la femme, n’étant plus occupée à plein temps à son travail de maternité et ne participant pas aux nouvelles activités professionnelles (mentales), risque de ne plus exister que par «la pratique passive des seules fonctions sexuelles» et donc de vivre en parasite sur la société et sur les hommes. Ce qui serait un danger pour toute l’humanité. Dans un dernier chapitre, intitulé Woman and War, elle demande également que la femme participe à la vie politique et au gouvernement. Elle estime que la femme étant plus consciente que l’homme de la valeur de la vie humaine (puisque c’est elle qui la donne), cela ne pourrait être que bénéfique pour la paix. Trois ans plus tard éclatait la grande guerre.
Olive retourne en Afrique du Sud en 1889 et se marie. Elle commence à se mêler de politique dans son pays. Elle rencontre Cecil Rhodes en 1890. Elle admire sa vitalité, son énergie, son intelligence. Rhodes admire son roman. Ils se rencontrent à plusieurs reprises. Rhodes l’invite même à dîner avec Lord Randolph Churchill. Son frère Will, qui est avocat, travaille pour Rhodes lorsqu’il est Gouverneur du Cap, ainsi que pour son syndicat de diamants. Mais très vite Olive devient l’adversaire de Rhodes. D’abord sur la question noire, puis sur le plan économique (elle pense que le système des grands monopoles est nuisible pour le pays), enfin sur la question boer. En 1899, quelques mois avant que la guerre (des Boers) éclate, elle fait encore un essai désespéré pour influencer l’opinion publique anglaise avec son Point de vue d’un Sud-Africain anglais sur la situation. Sans résultat, bien sûr.
Mais avant cela il y a l’histoire de l’expédition au Mashonaland et au Matabeleland.
La Chartered Company de Rhodes avait déjà occupé le Mashonaland au nord du Transvaal dès 1890 et obtenu la concession minière dans le pays des Ndebele voisin (le Matabeleland). En 1893 la Chartered trouve un prétexte pour entrer en guerre avec le Roi des Matabele et y entraîne des volontaires blancs qui seront payés en terres et en bétail. Le roi est tué. Et pendant trois ans on dépouille les Noirs de la région pratiquement de toutes leurs terres et de la plus grande partie de leur bétail. En 1896 les Ndebele et les Shonas se révoltent enfin contre la Compagnie.

Cecil Rhodes

Rhodes pacifie dans le sang toute la colonie qui prend le nom de Rhodésie (le Zimbabwe d’aujourd’hui). C’est alors que Olive Schreiner écrit son fameux Peter Halkett. Une parabole ou une allégorie, comme elle les aime bien (c’était le style déjà utilisé largement dans Dreams). Mais si sur le plan littéraire l’allégorie c’est pas génial, cela est assez efficace pour un pamphlet politique.
Peter Halkett est un soldat anglais appartenant à une compagnie qui est en train de mater la rébellion au Matabeleland. Une nuit il se perd dans le Veld et allume un feu. Apparaît un étranger (on comprend que c’est le Christ). Il s’en suit un dialogue qui va durer toute la nuit et où les soldats sont accusés de pillage, de viols, de meurtres et d’atrocités de toutes sortes. Rhodes y est attaqué brutalement. «Est-ce que vous avez vu Rhodes?» demande le soldat. «Oui» répond l’étranger. «Lui c’est la mort pour les Nègres» dit Peter Halkett, «on dit qu’au Cap il a voulu passer une loi qui aurait permis aux maîtres et aux maîtresses de fouetter leurs serviteurs noirs s’ils avaient fait quelque chose qui leur aurait déplu. Mais les autres Anglais ne l’ont pas laissé faire. Mais ici il peut faire ce qu’il veut.» «Moi je suis d’accord avec Rhodes», dit-il encore, «on n’est pas venu ici pour travailler, mais pour faire de l’argent. Et comment pourrions-nous, si on n’a pas les Noirs qui travaillent pour nous?» Mais au petit matin Peter est converti. Il retrouve sa troupe. Qui a entre-temps attrapé un Noir qui s’était caché au fond d’une rivière. Et l’avait attaché fermement avec des lanières de cuir à un arbre. Peter s’adresse au Capitaine et lui parle comme le Christ: «il faut le relâcher, c’est son pays, on ne sait d’ailleurs pas du tout si c’est un espion, etc.» Le capitaine se fâche tout rouge, demande à Peter de le garder et lui dit que c’est lui qui fusillera le nègre le lendemain matin. Pendant la nuit Peter coupe les courroies qui enserrent les membres et le cou du Noir, lui donne à manger et le laisse partir. Et le lendemain matin le capitaine tue Peter d’une balle en plein front.

Photo parue dans l'édition américaine de Peter Halkett


Il y a quelque temps on parlait beaucoup à la télévision de la guerre d’Algérie, de la torture, des assassinats de prisonniers, les fameuses corvées de bois ou encore mieux l’utilisation d’un hélicoptère d’où les témoins gênants étaient jetés du haut des airs. Or parmi les nombreux témoignages j’ai été frappé de découvrir un cas tout à fait semblable à celui du soldat Peter Halkett. C’était un sergent ou un caporal, un incorporé qui avait probablement un peu plus de formation politique que les autres (je crois me souvenir qu’il militait comme son père au parti communiste) et qui participe pour la première fois avec son unité à une opération d’envergure. Ils font des prisonniers. Qui s’avèrent être des hommes importants, des politiques. Des gens d’Alger viennent en hélicoptère les interroger. Puis les embarquent avec eux mais étant en surnombre, en laissent un à la charge de l’unité. Lui aussi est lié à un arbre. Avec des liens qui le serrent jusqu’au sang. Le sergent demande à son capitaine s’il peut desserrer les liens et donner à manger et à boire au prisonnier. Le capitaine lui dit que ce n’est pas la peine, que les autres viennent le chercher de toute façon le lendemain et lui demande s’il n’a jamais entendu parler de la corvée de bois. Pendant la nuit le sergent prend sa décision. Il va libérer le prisonnier, lui donne une arme et s’enfuit avec lui rejoindre les lignes du FLN. Plus tard il est exfiltré vers la Tunisie. La France le condamne bien sûr à mort pour désertion. Et il ne peut rentrer dans son pays que huit ans après la fin de la guerre d’Algérie.
On peut penser ce que l’on veut d’un tel acte. Mais il faut bien avouer qu’il demande un sacré courage. D’un côté on a tout à perdre: l’estime de ses camarades, la solidarité avec son groupe, son pays, qui est rompue, l’ostracisme, l’avenir incertain, le risque d’être repris, le risque d’être tué par les fellaghas, etc. Et sur l’autre plateau de la balance, une seule chose: une vie sauvée. Si, encore autre chose: la voix de la conscience suivie jusqu’au bout. C’est Antigone. Oui, mais si Antigone se trompait? Michel del Castillo, dans une critique du livre d’Eddy Plenel, la Découverte du Monde, cite Bartolomeo das Casas qui écrit: «Etant donnée la conviction (erronée) où se trouvent les idolâtres que les divinités qu’ils honorent sont le véritable Dieu, non seulement ils sont en droit de défendre leur religion mais le droit naturel les y oblige... Car la conscience erronée lie et oblige à l’égal de la conscience droite.» Oui, mais le problème survient quand les idolâtres (qui font des sacrifices humains) ou les musulmans (qui croient au Djihad) ou les chrétiens croient - ou font semblant de croire (car l’Evangile n’a jamais demandé de créer l’Inquisition) - que leur Dieu leur commande des actes qui ne respectent plus la dignité humaine. Il en est d’ailleurs de même des idéologies qui croient pouvoir tout justifier. Il n’y a alors plus que la morale qui résiste, quand elle s’enracine dans l’homme, dans l’irréductible dignité de la personne.
C’est un peu ce que dit le héros blanc du grand roman d’Alan Paton, le jeune Jarvis...

100) n° 0794 Alan Paton: Pleure, ô pays bien-aimé, édit. Albin Michel, Paris, 1950.
101) n° 0793 Alan Paton: Quand l’oiseau disparut... (Too late the Phalarope), édit. Albin Michel, Paris, 1955.

Le jeune Jarvis est un avocat blanc qui comme d’autres Blancs, essaye d’agir en faveur des Noirs et de briser cette chape que l’on a mise sur eux. Il finira pourtant par être assassiné lors d’un cambriolage par un jeune délinquant noir. Mais auparavant il aura suivi lui aussi sa voix intérieure: «Je ne me demanderai plus si telle chose est commode, mais si elle est juste... J’agirai ainsi parce que j’ai besoin, pour le reste de mon voyage, d’une étoile qui ne me trahira pas, d’un compas qui ne mentira pas. J’agirai ainsi, non parce que je suis négrophile (on croirait entendre Karen Blixen) et ennemi de ma race, mais parce que je ne trouve pas en moi la possibilité d’agir autrement. Si je pèse ceci contre cela, je suis perdu; si je me demande si ce que je fais est prudent, je suis perdu; si je me demande si les hommes, blancs ou noirs, Anglais ou Africanders, m’approuveront, je suis perdu. J’essayerai donc de faire ce qui est juste et de dire ce qui est vrai... C’est la seule façon de mettre fin au conflit profond de mon âme... Je suis mû par quelque chose qui ne dépend pas de moi.»
Il y a beaucoup de bons sentiments dans ce livre. A se demander si Alan Paton n’est pas lui-même un prêtre anglican comme il y en a plusieurs, d’admirables, des blancs et des noirs, dans ce roman. C’est pourtant l’un des premiers à sonner l’alarme. Je ne sais pas exactement quand il a été publié pour la première fois. La traduction française date de 1950. Il a été tout de suite traduit dans le monde entier et a eu un écho considérable.
Car le roman décrit aussi avec beaucoup de justesse la peur des Blancs, surtout ceux des villes, submergés par le nombre des Noirs et déjà soumis à leur violence, l’importance aussi de l’or et des mines pour la richesse du pays et pour le bien-être des Blancs. Ce qui impose d’un autre côté le parquage des ouvriers noirs dans des camps de travail où ils sont séparés de leurs femmes. Il décrit aussi les conséquences néfastes de cette destruction des familles: celui qui a trouvé un job en ville mais qui ne peut y loger sa famille, va s’installer chez une servante dans une arrière-cour et y vivre maritalement, tout en envoyant l’argent à sa famille à la campagne. Toute cette évolution a par ailleurs apporté la destruction des tribus, surtout chez les Zoulous, et avec cette destruction, celle de leur morale. Les jeunes partent à la ville, coupant souvent les liens avec la famille, s’adonnent à la prostitution, à la fabrication d’alcools, au vol, aux cambriolages, à la violence.
Tout ceci peut expliquer aussi l’aggravation du régime de l’Apartheid, le renforcement de la police, mais aussi la montée lente de la résistance des Noirs, de leur organisation syndicale d’abord, politique ensuite, et de l’appui bienveillant que leur assure une minorité de Blancs clairvoyants.
L’autre roman d’Alan Paton est très différent. Il se passe en milieu boer, des Boers d’une rigidité effrayante, baignant dans un fanatisme religieux tout à fait semblable à nos islamistes d’aujourd’hui et dans un racisme qui cherche sa signification dans l’Ancien Testament: ils sont un «peuple élu» et ils ne doivent pas frayer avec les «femmes étrangères».
Moi j’ai un problème avec la Bible, un problème qui me poursuit depuis les cours d’éducation religieuse que nous recevions au lycée. Je n’arrivais pas à comprendre, et je n’arrive toujours pas à comprendre, comment le Dieu de l’Ancien Testament et celui du Nouveau peuvent être un seul et même Dieu. Comment le Dieu d’Abraham qui lui demande d’immoler son fils comme on immole un agneau, le Dieu de la guerre, de la colère, de la violence, peut-il être le même que le Dieu d’amour prêché par le Christ? L’Eglise catholique, dans ma jeunesse, ne voulait pas que l’on lise les textes dans l’original. Peut-être était-ce à cause de cette ambiguïté dans le dogme. Je n’en sais rien. Ce qui me paraît en tout cas évident c’est que Luther, en accordant une telle importance à la Bible, a donné un poids à l’Ancien Testament qu’il n’avait pas auparavant. Je trouve que cela a teinté la religion protestante d’une coloration plus dure, plus sévère. Et cela a eu une influence néfaste sur certaines sectes intégristes protestantes qui considéraient l’Ancien Testament comme un texte sacré. Or la grande majorité des Boers étaient des intégristes (les Doppers). Voici ce que dit Haggard de la religion des Boers (voir n° 1185 H. Rider Haggard: Cetywayo and his white neighbours, édit. Kegan Paul, Trencher, Trübner, Londres, 1891): «They are very religious but their religion takes its colour from the darkest portions of the Old Testament; lessons of mercy and gentleness are not at all to their liking, and they seldom care to read the Gospels (c’est bien ce que je prétends: il y a le plus souvent substitution de l’Ancien Testament à l’Evangile). What they delight in are the stories of wholesale butchery by the Israelites of old; and in their own position they find a reproduction of that of the first settlers in the Holy Land. Like them they think they are entrusted by the Almighty with the task of exterminating the heathen native tribes around them, and they are always ready with a scriptural precedent for slaughter and robbery. The name of the Divinity is continually on their lips, but sometimes with very doubtful statements...»
Mais revenons à cet autre roman de Paton. L’atmosphère du livre est d’autant plus étouffante que le style imite celui de la Bible et que l’on suit la montée inévitable vers la catastrophe finale. Le héros de l’histoire, lieutenant de police, grand joueur de rugby, marié avec une fille élevée dans la religion qui considère que l’amour physique est quelque chose de bestial et ne sert qu’à faire des enfants, ce Pieter van Vlaanderen qui a quelque part une faille secrète, une sensibilité inhabituelle dans ce milieu (il collectionne des timbres), va subir l’attraction sexuelle de la Noire et finalement succomber au péché fatal.
Plus qu’un péché: un crime inscrit dans la loi: article 5 de la loi de 1927 (donc bien antérieure à ce que l’on nomme communément le régime de l’Apartheid), mais surtout un acte impensable pour toute la communauté qui le rejette. Et d’abord son père qui, lui, n’a jamais lu qu’un seul livre, le Livre, la Bible, qui va rayer le nom de Pieter de la généalogie des Vlaanderen inscrite sur les pages de garde du Livre, va barricader sa porte pour toujours et interdire à tous les membres de sa famille de communiquer avec son fils. Le mot de la fin appartient au capitaine de la police à qui le beau-père de Pieter, fou furieux, et qui voudrait tuer son gendre, parle de crime contre la race. «Je suis chrétien» dit le capitaine, «et je connais des crimes contre Dieu. Je suis policier et je connais des crimes contre la loi. Mais je ne connais pas de crime contre la race!»

102) n° 0609 Herman Charles Bosman: La route de Mafeking, édit. Albin Michel, Paris, 1993.

Le recueil de nouvelles de Bosman est un vrai petit chef d’oeuvre. D’un humour décapant. Mais aussi plein d’humanité. Tout à coup ces fermiers boers, frustes, intégristes, nous apparaissent bien humains. Des jeunes filles se laissent séduire par des aventuriers beaux parleurs, une femme fait assassiner son mari par son amant, un homme tue sa femme, puis l’enterre sous le sol de sa maison, les hommes peuvent être lâches, ils sont buveurs, hâbleurs, malhonnêtes, paresseux. La terre est dure, sèche, il fait chaud. Les hommes sont assis à l’ombre, bavardent, rêvent et se plaignent de l’indolence des cafres.
La terre africaine sert de scène à ce théâtre. Les Noirs sont omniprésents. Il y a des sorciers inquiétants. On fait de mauvaises rencontres dans le Veld, le léopard par exemple. Et la piqûre du serpent manga vous tue si vite que vous n’avez même pas le temps de le voir s’enfuir avant de passer de vie à trépas.
Bosman est un original. Il est lui-même Afrikaaner mais écrit en anglais. Il a fait de la prison. A même été condamné à mort pour avoir tué quelqu’un dans une beuverie. Il a disparu le jour de son mariage. Il a vécu dix ans en Europe mais on ne sait pas où. Il a été instituteur dans le Marico où se passent ses histoires, mais a, paraît-il, laissé un si mauvais souvenir en tant qu’enseignant, qu’on s’en souvient encore aujourd’hui. En tout cas il réussit à rendre ces Afrikaaners presque sympathiques. On pense à l’histoire que les Wallons racontent sur les Flamands: pourquoi n’y a-t-il que des Flamands dans les sous-marins belges? Réponse: parce qu’au fond ils ne sont pas si bêtes. Les Afrikaaners de Bosman sont hypocrites, il est vrai. Mais chacun sait parfaitement ce qu’il faut vraiment penser de son voisin. Ils ne sont même pas dupes de leur propre discours. Ils sont plus fins qu’on ne croit. Au fond, ils ne sont pas si bêtes.

103) n° 3200 J. M. Coetzee: From the Heart of the Country, édit. Harper & Row, New-York, 1981.
104) n° 3196 Nadine Gordimer: The soft Voice of the Serpent, and other stories, édit. Simon and Schuster, New-York, 1952.
105) n° 0664 Nadine Gordimer: Something out there, édit. The Viking Press, New-York, 1984.
106) n° 3024 André Brink: The Rights of Desire, édit. Secker & Warburg, Londres, 2000.

Un critique du Daily Telegraph cité sur la page de couverture du livre trouve une analogie entre le roman de Coetzee et Quand l’Oiseau disparut de Paton. Je ne suis pas d’accord. Le style de Coetzee n’a rien de biblique et Dieu est totalement absent de cette histoire qui se passe dans une ferme de moutons complètement isolée dans un vaste désert de pierres. Les protagonistes du drame sont le fermier, dur, taciturne, sa fille, qui raconte sa vie et la lente montée de sa folie dans un journal, le valet de ferme noir et sa jeune épouse. C’est quand le fermier force la femme du valet à coucher avec lui (encore une transgression raciale) que tout bascule. La fille tue son père, les serviteurs prennent le dessus, le valet couche avec la fille. Puis c’est la déliquescence, la fuite des serviteurs, celle des moutons, la maison tombe en ruines et la fille reste seule, vieillie, moche et folle. Une histoire racontée avec beaucoup d’art mais qui ne nous apprend pas grand-chose de plus sur l’Afrique du Sud. Le renversement de la relation maîtres/serviteurs est une vieille histoire. Si ce n’est qu’ici s’y ajoute l’élément racial.
Nadine Gordimer n’avait pas 25 ans quand elle a publié son recueil de nouvelles intitulé La voix douce du Serpent, c. à d. celle de la tentation (le livre qui vient de paraître en français sous le même titre crée la confusion car il reprend des nouvelles écrites tout au long de sa vie). On se rend tout de suite compte qu’on a là un très grand écrivain. Tout est suggéré, rien n’est explicite. On devine les drames avant qu’ils ne se produisent. Les gens ne sont pas ce qu’ils paraissent. Dans la nouvelle In the beginning un jeune étudiant en médecine se voit confronté pour la première fois à la naissance de jumeaux. Jusque là il regardait la vieille soeur qui est là pour l’assister et lui apprendre son métier d’accoucheur comme une vieille fille despotique, sèche, revêche qui n’a aucun sentiment pour tous ces étudiants qui passent entre ses mains. Et puis tout à coup il la voit complètement différente: quelqu’un qui exerce un métier qu’elle aime, le plus beau des métiers parce qu’il donne la vie, un métier qu’elle exerce avec une très grande assurance, une confiance dans la chance, qu’elle communique par son seul exemple, à ses étudiants.
Nadine Gordimer a été particulièrement engagée dans la lutte contre l’Apartheid. D’ailleurs dans les nouvelles qui composent Something out there (il s’agit d’un singe échappé au zoo de Johannesburg), la question noire apparaît souvent (des Blancs qui aident des gens de l’ANC qui préparent un attentat, la fameuse épouse de la ville qui rencontre l’épouse de la campagne lorsque le mari meurt, etc.). Elle s’est d’ailleurs vu attribuer le prix Nobel.

Nadine Gordimer


Le roman de Brink a été publié en 2000. C’est une image pas très réjouissante de l’après-Apartheid. Le héros du roman a dû prendre sa retraite pour des raisons d’africanisation, ses enfants ont émigré, sa femme est morte et son meilleur ami et voisin a été assassiné. Il continue pourtant à s’accrocher à sa vieille demeure de la banlieue du Cap, cherche même un locataire, ce qui lui procure un renouveau de désir, car la locataire est jeune, jolie et moderne. Mais l’âge est là et l’expérience sexuelle tourne court. Ce qui est étrange, c’est que Coetzee a publié quelques années plus tôt (vers 1989?) une histoire tout à fait semblable: Age of Iron. Le héros de Coetzee est une vieille femme atteinte de cancer. La solitude est la même. Elle aussi vit isolée dans une grande maison. Elle aussi accueille un étranger, un espèce de paumé. Elle aussi, comme le héros de Brink, est abandonnée par sa vieille servante, à cause des événements dans les townships. Et les deux se sont cherché des compagnons bien inutilement. L’un a une jeune compagne qu’il ne comprend pas. L’autre a un compagnon qui ne la comprend pas.
Et en arrière-plan la violence. Un monde qui finit. Un autre qui recommence. Mais qui n’est visiblement pas celui auquel ils avaient rêvé...


(2003)

Note (2012) : Voir sur mon site Carnets d'un dilettante (www.bibliotrutt.com), la note extraite de ce texte, intitulée : Ecrivains d'Afrique du Sud (L'honneur des Blancs) et disponible en version PDF et e-pub (pour IPAD).