Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 1 : Notes de lecture, 5: Antisémitisme et identité juive

A A A

(Céline, Jakob Wassermann, Albert Memmi, histoire des juifs en Allemagne, en Espagne, marranes, morisques, juifs en Afrique du Nord)

1) n° 0332 Frédéric Vitoux: Céline, édit. Pierre Bellefond, Paris, 1978.
2) n° 0331 Cahiers Céline 3: Semmelweis et autres écrits médicaux, Gallimard, Paris, 1977.
3) n° 0326 Céline: Voyage au bout de la nuit - Mort à Crédit, préface de Henri Mondor, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1973.
4) n° 0329 Louis-Ferdinand Céline: Féerie pour une autre fois, Gallimard, Paris, 1952.
5) n° 0327 Louis-Ferdinand Céline: Guignol’s Band, Gallimard, Paris, 1952.
6) n° 0328 Louis-Ferdinand Céline: Casse-pipe - Carnet du cuirassier Destouches, Gallimard, Paris, 1978.
7) n° 0330 Louis-Ferdinand Céline: D’un château l’autre, Gallimard, Paris, 1957.

Au moment où j’écris ces lignes, Céline fait à nouveau la une des journaux littéraires. On a trouvé le manuscrit du Voyage chez un collectionneur anglais. On va le vendre aux enchères. On le vend. A un prix faramineux. A la Bibliothèque Nationale, grâce à l’appui d’un mécène: la veuve du milliardaire saoudien Ojjieh (par francophilie? par haine des juifs? la veuve est syrienne). En même temps sont publiées les Lettres d’une Vie de Marcel Aymé, un de ses rares amis qui le sont restés jusqu’au bout. Il sera le seul écrivain avec Roger Nimier à son enterrement. Pourtant Marcel Aymé n’a jamais été antisémite. Même s’il a eu l’imprudence de publier ses si charmants contes dans Je Suis Partout. Mais c’était un individualiste forcené qui n’avait pas beaucoup d’illusions sur le genre humain et qui détestait les médias et les écrivains parisiens. Il cherche quelques explications à l’antisémitisme délirant de son ami (griefs personnels, lyrisme, nature excessive. «Si l’objet de sa rancune avait été un curé ou un protestant, n’aurait-il pas écrit des pamphlets anti-cléricaux ou anti-protestants?»). Mais il n’y croit pas lui-même.
Autre parution actuelle: les Souvenirs de sa compagne Lucette. Mais celle-là n’y a toujours rien compris: «Les Pamphlets ne nous ont apporté, à Louis et à moi, que du malheur.» Ce sont eux les victimes.
Frédéric Vitoux a consacré beaucoup d’années de sa vie à étudier et commenter Céline. Comme beaucoup d’autres comme p. ex. l’avocat François Gibault, Président de la Société d’Etudes Céliniennes. Mais ce que rapporte Vitoux sur la vie de Céline n’apporte pas grand’chose à sa décharge. Après avoir mis en scène son supérieur juif à la SDN dans sa pièce L’Eglise, déjà très antisémite, il la lui fait lire et il va encore lui demander son appui pour obtenir des contrats de son organisation. Il épouse la fille d’un notable, médecin, de Rennes qui lui verse une pension pendant qu’il fait ses études tardives de médecine. Une fois son diplôme obtenu, installé à Genève et employé par la SDN, il écrit à sa femme: «Il m’est impossible de vivre avec quelqu’un. Je ne veux pas te traîner pleurarde et miséreuse derrière moi, tu m’ennuies, voilà tout. Ne te raccroche pas à moi.» «Je déteste le mariage, je l’abhorre, je le crache.»
Non, Céline n’est pas défendable. Voilà bien un écrivain chez lequel il faut impérativement séparer l’oeuvre de l’homme.
C’est dans les Cahiers Céline que l’on trouve sa fameuse thèse de doctorat sur Semmelweis qui date de 1924. Par certains côtés elle annonce déjà ses écrits ultérieurs. L’emphase du début, les trois petits points, la violence faite aux chiffres c. à d. à la réalité: quand les étudiants que Semmelweis soupçonne de ne pas se laver les mains après les dissections avant d’aller tâter les organes génitaux des femmes enceintes sont obligés à les passer (les mains pas les organes) dans une solution de chlorure de chaux, la mortalité par la puerpérale tombe de 27% à 0,23%! Semmelweis a le monde entier contre lui (comme Céline plus tard), les professeurs de Vienne, les étudiants. Même les professeurs reconnus de Paris, d’Amsterdam, de Londres ne répondent pas à ses suggestions. Et quand Semmelweis expulsé de Vienne retourne finalement à Budapest, il devient fou, colle des affiches vengeresses sur les murs de la ville, puis un jour, vient, en hurlant, débraillé, jusqu’à l’amphithéâtre anatomique, prend un scalpel, taille dans le cadavre étendu sur le marbre de démonstration, en jette des morceaux autour de lui, se coupe, s’infecte mortellement et meurt à la fin de la même infection que celle qui fauchait ses chères parturientes.
Hallucinant! Du vrai Céline! Le plus amusant - personne n’en parle - mais je trouve ce nom Semmelweis bien bizarre, «blanc comme un petit pain» - ce serait que son héros soit juif! Vous vous rendez compte: Céline commencerait son oeuvre en faisant l’apologie d’un juif persécuté!

8) n° 0126: Jakob Wassermann: Mein Weg als Deutscher und Jude, Dirk Nishen Verlag, Berlin, 1987.

Comment voit-on l’antisémitisme quand on est de l’autre côté? Comme les Croisades (on va d’ailleurs y revenir, aux Croisades) vues par les Arabes. Wassermann me semble être le meilleur des témoins possibles. Il était né en 1872, une époque où la libéralisation était déjà bien avancée, même si un écrivain comme Théodore Fontane, portant considéré comme parfait libéral, écrivait encore à un ami: «J’aime bien les Juifs, mais de là à me laisser gouverner par eux...». Wassermann avait fait son chemin, durement, contre sa propre famille, et sans l’aide de personne, mais il avait réussi. Dès avant la 1ère guerre mondiale il était devenu un écrivain populaire, même si aujourd’hui on ne le connaît plus que par le fameux cas Maurizius (voir n° 0125 Jakob Wassermann: Der Fall Maurizius, édit. Fischer, Berlin, 1932). Pas du tout religieux, ne se reconnaissant ni dans les Juifs de Fürth, une petite ville de Franconie d’où il est originaire et qui comportait une importante communauté juive, ni plus tard dans ceux évolués, à son goût trop sûrs d’eux-mêmes, de Vienne. Mais il ne peut pas ne pas voir l’antisémitisme qui l’entoure, l’antisémitisme populaire comme l’antisémitisme chic. La haine, le mépris. A l’armée le mépris des officiers, la haine viscérale des soldats. Un agent commercial qui l’emploie depuis six mois, le trouve au bureau un dimanche matin, le félicite d’abord pour son zèle, puis lui dit qu’il ferait mieux d’aller à la messe. «Mais je suis juif», lui dit Wassermann. L’autre devient tout pâle. «Mais vous ne me l’avez pas dit, (Wassermann était blond et de type plutôt aryen) vous m’avez trompé». Et fait tout pour trouver une bonne occasion pour le licencier.
D’un autre côté, Wassermann trouve vexant d’être traité d’exception par les non-juifs, d’être appelé à s’assimiler et à renier. Son ami, qui lui a servi de mentor, et avec lequel il a des discussions sans fin, n’accepte pas l’idée qu’un juif puisse être allemand, penser allemand, créer allemand. Wassermann prend sa décision. Il ne veut pas fuir son appartenance à la communauté. Il se veut juif et allemand. D’ailleurs il se demande si le Juif et l’Allemand ne sont pas le miroir l’un de l’autre: Pendant longtemps l’Allemagne a manqué d’un centre comme les juifs. Elle a cultivé l’espoir messianique comme la communauté israélite (retour de Charlemagne, retour de Barberousse). Les deux peuples ont le défaut de méconnaître l’autre. Les Allemands comme les Juifs sont pratiques et rêveurs à la fois, économes, ils aiment la spéculation intellectuelle. Et tous les deux croient au dogme de l’Elu.
Wassermann a écrit son autobiographie en 1921. Il meurt en 1934. Il a vu l’avènement de Hitler. Mais il n’en a pas vu la suite. Il aurait probablement fini par renier quelque chose. Pas le Juif. Mais l’Allemand.
En tout cas l’histoire de Wassermann montre bien l’intensité de l’antisémitisme qui régnait en Allemagne au début du siècle. Bien avant que ne se développe la «pensée» nazie. Pour bien comprendre la situation particulière de l’Allemagne dans ce domaine il faudrait reprendre toute l’histoire à son début.

Mais avant cela je voudrais encore étudier d’autres expériences contemporaines. Parmi les livres laissés à Luxembourg par ma fille Francine, je trouve trois ouvrages qui concernent mon sujet: Le fameux Réflexions sur la Question Juive de J.-P. Sartre - Portrait d’un Juif d’Albert Memmi et La pensée juive d’André Chouraqui, une étude intéressante pour qui veut cerner ce qui fait l’identité juive.
Albert Memmi est un autre témoin intéressant. Né à Tunis, tout près du ghetto, d’un père pauvre, bourrelier (une occupation traditionnelle des juifs en Afrique du Nord) et pieux avec modération. Il a une enfance traditionnelle: le sabbat, les fêtes juives, l’école rabbinique, l’Alliance israélite, les scouts juifs, etc. Puis vient le lycée français, la continuation des études en France, les grands idéaux de l’humanisme et du socialisme (Front populaire, guerre d’Espagne). Tout à coup le cercle juif lui paraît étouffant, fermé sur lui-même, mesquin. Il veut s’ouvrir à ces idéaux, à la pensée universelle qui proclame l’égalité de tous, et même aux sciences et techniques. Las, survient la guerre, le régime de Vichy, l’antisémitisme officiel. Les beaux idéaux sont fracassés. Enfin c’est l’holocauste dont il voit les effets même en Tunisie. Nouvel enthousiasme: la lutte contre le colonialisme. Un enthousiasme partagé avec les Musulmans. Mais une fois de plus, l’indépendance obtenue, la place des juifs n’est pas celle espérée. L’Islam est proclamée religion d’Etat. Ce qu’il trouve encore normal. Mais ensuite il y a l’aventure de Suez. L’avènement du panarabisme et du panislamisme. Une fois de plus il se trouve séparé, repoussé, refoulé. Et il est bien obligé de revenir aux problèmes de la condition juive.
«La condition juive,» dit-il «je l’ai vécue d’abord comme une condition de malheur.»
«De toute façon,» dit-il encore, «le jour arrive toujours où l’on se découvre pleinement juif.» «Je ne peux pas ne pas le découvrir, je ne peux pas ne pas le vivre, je ne peux guère le corriger.» Ce sont les autres qui vous font sentir que vous êtes à part (et pas tellement fréquentable). C’est donc la même expérience que celle de Wassermann et que beaucoup d’autres. Memmi cite Einstein qui dit: «C’est en arrivant en Allemagne que j’ai découvert que j’étais juif et cela m’a été révélé davantage par les non-juifs que par les juifs.» Même expérience pour Herzl qui n’était pas croyant et vivait très loin de sa communauté. Le déclic s’est fait en France comme on sait: c’est le procès Dreyfus et toutes les manifestations haineuses qui se sont déchaînées autour qui ont fait de lui le grand leader sioniste que l’on connaît.
Memmi en conclue: «Le malheur juif est certain et absolu.» Memmi dit qu’il est fatigué de chercher les raisons de cette hostilité. Il les cherche quand même. Est-ce religieux? Est-ce économique? Est-ce un dérivatif offert aux peuples? Il découvre aussi que cette hostilité, latente ou exprimée, violente ou policée, existe dans tous les pays du monde. Le juif est-il différent? Peut-être, et alors? Beaucoup de traits prétendus juifs sont imaginaires. Déjà en ce qui concerne le physique. D’ailleurs le physique du juif polonais et celui du juif tunisien n’ont pas grand’chose en commun. Il est inquiet, agité? Oui, pour cause. Il est dans les métiers d’argent? D’abord c’est loin d’être général, et on connaît les raisons. Il est sans-gêne? C’est possible, c’est la vie sociale des juifs qui pourrait expliquer cela. Il est toujours dans les mêmes métiers (voir le Sentier à Paris)? C’est l’esprit de solidarité qui explique cela. Le juif tunisien qui monte à Paris va à un certain moment, s’il ne trouve rien par lui-même, s’adresser à sa famille, ses amis. Et la solidarité est nécessaire. C’est une question de survie. La famille est d’ailleurs sacrée pour le juif. Importance des plaisirs de la famille. «C’est la famille qui sauve le juif.» Conclusion de Memmi: il faut assumer sa position de juif, sa culture, son identité. Et il faut se défendre avec toute son énergie et ne jamais rien laisser passer. Jamais plus.
Le commentaire de Sartre rejoint les positions de Memmi et de Wassermann sur de nombreux points. C’est l’antisémite, c’est chacun d’entre nous qui fait le juif. Il a même cette image que je trouve particulièrement frappante: «Chaque juif porte une étoile jaune invisible.» A partir de là son choix est limité; son assimilation impossible. Le juif authentique s’affichera juif, par solidarité, par résistance. Ceux qui veulent fuir cet état ne feront qu’empirer les choses, affichant leur inquiétude fondamentale, se laissant aller à la flatterie, à la soumission, au complexe d’infériorité, ou gagneront de l’argent et l’afficheront pour se rassurer et donneront raison aux antisémites. Sartre a une autre formule qui me paraît intéressante: «La communauté juive n’est ni nationale, ni religieuse, ni ethnique. Elle est d’une nature quasi historique.» Il y a d’autres aspects de ce célèbre essai qui me paraissent beaucoup plus discutables, surtout quand il passe au plan politique. «La révolution socialiste est nécessaire et suffisante pour supprimer l’antisémitisme.» «L’antisémitisme est une représentation mythique et bourgeoise de la lutte des classes. C’est pourquoi il ne saurait exister dans une société sans classes.» Dommage que Sartre n’ait pas entendu les propos antisémites infâmes de mes ingénieurs de Kiev.
Que pour expliquer l’antisémitisme il faille faire appel aux mythes cela me paraît évident, et c’est pour cela que je vais plus loin me pencher un peu sur l’histoire du peuple juif, et en particulier en Allemagne où il a amené l’horreur. Mais il reste qu’il est difficile à appréhender, et d’abord pour les juifs eux-mêmes. Stefan Zweig, au moment où il se trouve à Londres, juste avant que l’apocalypse ne se déclenche, passe de longs moments à s’entretenir avec Freud, réfugié lui aussi, et voit déferler tous ces juifs qui cherchent désespérément un pays d’accueil. Il écrit alors dans son dernier livre qui sera publié après son suicide au Brésil (voir n° 2135 Stefan Zweig: Le Monde d’Hier, Souvenirs d’un Européen, édit. Belfond, Paris, 1993): Le plus terrible dans cette tragédie juive du XXème siècle c’est que ceux qui l’endurent ne pouvaient plus découvrir aucun sens à tout cela, ni aucune faute. Au Moyen-Age ils avaient leur foi. Ils pouvaient se sentir fautifs parce qu’ils s’étaient séparés des autres à cause de cette foi et de leurs usages. Mais il y a longtemps que les juifs d’aujourd’hui ne constituaient plus de communauté et n’avaient plus de foi commune. Et voilà qu’on leur imposait de nouveau la communauté. Celle de l’expulsion. Et tous se posent la même question: Pourquoi? Et aucun ne trouvait de réponse. «Même Freud,» dit-il «l’intelligence la plus claire de ce siècle.»


9) n° 1902 Ismar Elbogen: Geschichte der Juden in Deutschland, édit. Erich Lichtenstein, Berlin, 1935.
10) n° 2835 à 2838 M. Michaud: Histoire des Croisades, édit. Louis Vivès, Paris, 1853.
11) n° 2844 Histoire Anonyme de la Première Croisade, édit. Libr. Ancienne Honoré Champion, Paris, traduite et commentée par Louis Bréhier, 1924.
12) n° 2859 Carl Erdmann: Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, édit. Wissenschaftlische Buchgesellschaft, Darmstadt, 1980
.

Si l’on suit Sartre, et cela paraît logique, c’est donc d’abord dans l’histoire qu’il faut chercher les origines de l’antisémitisme contemporain. Les histoires du peuple juif après la dispersion sont nombreuses et volumineuses (la première et la plus fameuse étant celle de l’Allemand Heinrich Graetz parue dans la deuxième moitié du XIXème siècle). Celle d’Elbogen a l’avantage d’être concise et d’être circonscrite à une entité géographique bien déterminée, l’Allemagne. Elle permet ainsi de bien montrer qu’il n’y a pas de solution de continuité entre l’antisémitisme d’hier et celui d’aujourd’hui et de mettre en évidence les aspects moyenâgeux, irrationnels et mythiques qui le caractérisent.
Pour Elbogen tout a commencé à une date bien précise: 1096. Et cette date est bien évidemment liée aux croisades. Avant, tout était relativement calme pour les Juifs. Ils étaient arrivés avec les Romains. Les premières traces écrites de leur présence sur le Rhin datent du IVème siècle. Ils étaient considérés comme des étrangers mais placés sous la protection directe de l’Empereur, Charlemagne comme Louis le Pieux. On note bien quelques mouvements de foule après un incendie à Worms mais rien de dramatique. C’est fin 1095 que la nouvelle se propage, venant de Lorraine, que des croisés veulent exterminer tous les juifs qui refusent de se convertir. La même menace est lancée par Godefroi de Bouillon mais il se calme quand les juifs obtiennent une nouvelle déclaration de protection de Henri IV d’Allemagne qui se trouve à Rome. Pierre d’Amiens arrive à Trèves mais se contente de demander la subsistance aux juifs. C’est lorsqu’arrivent des troupes sans chefs, complètement fanatisées, que les massacres commencent au cours de cette malheureuse année 1096. C’est d’abord Metz puis Trèves, puis arrive la horde d’un certain comte Ennicho de Leiningen. Elle attaque d’abord Spire, mais l’évêque intervient. Puis c’est la ruée: Worms (800 morts), Mayence (1100 morts), Cologne (300 morts), etc. Et cela continue en Franconie et en Bavière. Que dit Michaud? Que la troupe de croisés qui se rassemblait sur les bords du Rhin et de la Moselle, séditieuse et indisciplinée, était faite de vagabonds et d’aventuriers à qui l’on avait fait croire que la croisade devait racheter tous les péchés et qu’ainsi on pouvait commettre les plus grands crimes en toute impunité. Les seuls chefs à qui ils obéissent, un prêtre nommé Volkmar et un comte Emicon (l’Ennicho cité plus haut), sont ceux qui partagent leur délire. Les deux chefs les fanatisent encore plus en s’étonnant qu’on aille faire la guerre aux Musulmans en pays lointain tandis qu’on laissait en paix ceux qui avaient crucifié Jésus-Christ et qui vivaient parmi nous. Enfin il ne faut pas oublier l’aspect économique des choses: après le massacre, le pillage. Et c’est chargés de butins que l’on continue la marche vers l’Orient. Que dit l’Histoire Anonyme (il s’agit d’une chronique très vivante d’un témoin direct de la première croisade, un chevalier de classe moyenne originaire de l’Italie méridionale, écrite en latin «de cuisine»)? Rien sur les massacres de juifs. Mais il signale la présence de bandes indisciplinées, les pillages des croisés à Constantinople et la colère de l’Empereur Alexis Comnène.
Arrêtons-nous un instant aux croisades et à leurs causes. On a dit, et c’est certainement vrai, que la première raison était de libérer le Saint Sépulcre. Les pèlerinages à Jérusalem n’avaient en fait jamais cessé. Dès le IIIème et IVème siècles les chrétiens d’Occident et d’Orient avaient pris l’habitude de visiter les Lieux Saints. Ces pèlerins pouvaient témoigner du sort fait aux monuments sacrés comme aux chrétiens de Terre Sainte par les Musulmans qui les avaient conquis, surtout par les moins tolérants parmi eux comme les Califes du Caire et plus tard les Turcs. D’où exaspération parmi toute la chrétienté. Constantinople, de plus en plus acculée sur sa cité, avait demandé plusieurs fois que la chrétienté d’Occident vienne à son secours, ce qui devait plaire à certains papes qui pouvaient ainsi espérer refaire l’unité à leur profit. Mais il y avait une autre cause sur laquelle insiste tout particulièrement Erdmann: les Germains constituaient la majorité de la population chrétienne d’Occident. Ces gens étaient restés des guerriers. L’Eglise allait trouver un moyen de canaliser leur énergie tout en sauvant l’éthique chrétienne. Elle allait en faire des guerriers chrétiens. On sait que c’est Urbain II et Pierre l’Ermite qui sont les deux pères véritables de la Première Croisade. Un premier concile organisé en Italie, à Plaisance, n’avait rien donné. On allait en organiser un second, dans un pays plus belliqueux, en France, à Clermont. Or que dit Urbain dans son discours, après les paroles enflammées de Pierre? «Guerriers qui m’écoutez, vous qui cherchez sans cesse de vains prétextes de guerre, réjouissez-vous, car voici une guerre légitime.» «Il ne s’agit plus de venger les injures des hommes, mais celles de la Divinité.» «Si vous triomphez, les bénédictions du ciel et les royaumes de l’Asie (pas idiot, le Pape) seront votre partage; si vous succombez, Dieu n’oubliera point qu’il vous aura vu dans sa milice sainte.» C’est la guerre sainte. Pas tout à fait identique au Djihad musulman: c’est d’abord un service de chevalerie au service de Dieu et de l’Eglise. Mais à part cela il y a beaucoup de points communs: on ne fait pas la guerre pour convertir mais pour asservir les incroyants et ainsi montrer la supériorité de sa croyance (si les incroyants se convertissent et augmentent ainsi la puissance de la vraie foi, tant mieux); si on meurt au combat on va au paradis directement (pour les chrétiens cela veut dire que les anciens péchés sont pardonnés et qu’au service de la croisade tout est permis).

Mais revenons à nos juifs. L’ambiance «guerre sainte» est mauvaise pour eux. La propagande bat son plein. On ne peut faire la guerre avec les seuls chevaliers. On a besoin de troupes. Les sermons enflammés des moines portent à son paroxysme le fanatisme religieux et fustigent les incroyants dont font partie bien évidemment les juifs. N’oublions pas non plus que l’époque était au mysticisme: on avait attendu la fin du monde pour l’an mille. L’empire de Charlemagne était en morceaux. Le désordre régnait. Tout ceci explique les massacres d’Allemagne. Les évêques cherchent pourtant à protéger les juifs. Le Pape par une bulle en 1119 assure leur sécurité. Mais rien n’y fait. Une nouvelle croisade est prêchée en 1146. Rodolphe de Clervaux demande la conversion forcée des juifs. Bernard de Clervaux s’y oppose et cherche au contraire à les protéger.
Un élément nouveau apparaît au XIIème siècle qui complique encore la situation: les couvents qui étaient les grands prêteurs se voient retirer ce droit. Qui passe aux juifs. Ce qui ne les rend évidemment pas plus populaires. En même temps l’Eglise veut qu’ils vivent séparés des chrétiens. D’abord dans les régions de christianisation récente (Nord et Est de l’Allemagne), pour protéger les nouveaux convertis de leur prosélytisme éventuel. Puis le ghetto est imposé à tous, partout entouré de murs. Le concile de Latran de 1215 leur impose le costume distinctif. Au XIIIème siècle les massacres continuent. Apparaissent les accusations de sacrilèges d’hosties. Au XIVème siècle les mouvements anti-juifs s’étendent à la paysannerie. C’est la propagation de la peste. On les accuse d’empoisonner les puits. Frédéric II de son palais de Haguenau interdit à quiconque dans l’Empire d’accuser les juifs de meurtres rituels sur des enfants et les met à nouveau sous sa protection. Mais les Croisades ont toujours le même effet. Pendant tout le XIIIème et le XIVème siècles on leur prend leurs biens si on ne les massacre pas. A la fin du XIVème siècle et au début du XVème ils ont tellement diminué en nombre que certaines villes les regrettent et les invitent à revenir. Mais les conditions d’établissement sont souvent pires qu’avant. C’est le ghetto systématique. Et les autorisations sont limitées dans le temps. Puis sous les Habsbourg les droits impériaux sur les juifs passent aux potentats locaux ou aux villes. Le manque d’unité qui règne en Allemagne empêche leur expulsion massive comme en Angleterre, en Espagne et en France (parce que expulsés d’une région ils sont reçus dans une autre), mais ils ne sont jamais tranquilles. Seule leur foi leur permet de survivre. Au XVIème siècle l’invention de l’imprimerie aide encore à la propagation de la haine. De nombreux opuscules circulent relatant leurs crimes imaginaires (hosties souillées, enfants immolés, puits empoisonnés). Luther cherche d’abord un rapprochement trouvant leur persécution injuste. Mais 10 ans plus tard il lance des écrits honteux contre eux (on sait que Luther pouvait être très grossier).
Pendant les siècles suivants on ne note plus de massacres mais les juifs continuent à être traités plus que jamais de manière humiliante. Même si certains osent lever la tête comme le juif alsacien Joselmann de Rosheim (1480 - 1550) qui va intervenir auprès des paysans, des bourgeois des villes, des nobles même. A partir de 1648 (traité de Westphalie), les choses commencent à aller nettement mieux. Leur sort devient plus humain. D’ailleurs on reconnaît deux églises chrétiennes. Pourquoi pas les juifs?
Mais ce n’est qu’au XVIIIème siècle qu’intervient un véritable changement. Moses Mendelssohn, à Berlin, le grand-père du musicien, l’ami de Lessing (il a servi de modèle pour sa pièce: Nathan der Weise), est le champion des Lumières. Il pousse à l’éducation des juifs. Les rabbins résistent d’ailleurs. Les juifs d’Alsace demandent qu’il intervienne en leur faveur auprès du Roi de France. Le mémoire rédigé à cette occasion est transmis par Mendelssohn à un de ses amis, Dohn, qui le publie avec le titre suivant: «Amélioration citoyenne du juif par l’instruction, la liberté de travail et de résidence» (un ouvrage repris par Mirabeau, voir: Comte de Mirabeau: Sur Moses Mendelsson, sur la Réforme Politique des Juifs, publié à Londres en 1787). C’est le début du combat pour l’émancipation. Puis vient la Révolution Française, l’émancipation complète des juifs en France et puis les guerres napoléoniennes. Les lois en faveur des juifs en Allemagne sont imposées de l’extérieur. La haine subsiste d’autant plus. Les freins restent importants. Ce n’est qu’en 1869 que les derniers obstacles sont levés dans l’Empire allemand. Nouvelle vague de haine après les premières difficultés de l’Empire, en 1879. Richard Wagner avait déjà attaqué Meyerbeer 10 ans auparavant avec l’accusation de l’impuissance créatrice des juifs, un thème largement repris plus tard par les nazis. En 1887 le parti social allemand demande l’exclusion des juifs de l’Armée, du Parlement, des municipalités, des chambres de commerce, la limitation de leurs activités en tant que médecins, juristes, techniciens même. Il demande également qu’on analyse sérieusement les dangers que pourrait représenter l’étude du Talmud. En 1891 encore il y a un cas d’accusation, qui fait beaucoup de bruit, pour un meurtre rituel! Sans compter une accusation contre un fabricant juif de fusils: il les sabote!
Tout ceci montre deux choses: d’abord que le juif est devenu un mythe, un mythe du mal caché - j’y viendrai encore - et l’est resté en pleine période moderne. Et ensuite que l’antisémitisme était plus vivant que jamais en Allemagne au début du siècle dernier et que Hitler y a trouvé, quoi qu’on dise, un terrain fertile.
Avant de conclure, voyons encore ce qui s’est passé dans les autres pays européens.

En France les juifs étaient arrivés également avec les Romains. On en a la trace depuis le IIIème siècle. Ils sont souvent humiliés (à Toulouse ils reçoivent un soufflet en souvenir du Christ le jour de Pâques - à Béziers l’évêque exhorte les fidèles à leur jeter des pierres au moment de la semaine sainte - au Puy on charge les enfants à leur servir d’arbitre en cas de litige entre juifs - en Provence, en Bourgogne on leur interdit l’entrée des bains publics sauf le vendredi, jour des baladins et des putains) mais tolérés. Les premiers massacres signalés sont ceux de Guillaume d’Aquitaine lorsqu’il part en campagne contre les Maures, massacres d’ailleurs condamnés par le Pape. Au début du XIème siècle on commence à les accuser de relations avec les Sarrasins (déjà la 5ème colonne!). Des massacres ont lieu à Rouen lors des prédications de Pierre l’Ermite. Philippe-Auguste les arrête et les dépouille pour financer la 2ème croisade. Saint-Louis les chasse, puis les rappelle et les chasse encore. Il paraît que le décret d’expulsion de 1252 aurait été pris parce que les Sarrasins se seraient moqués des croisés en leur disant: «Il faut que les chrétiens aiment bien peu leur Dieu puisqu’ils permettent à ses meurtriers d’exercer leur industrie parmi eux». Nouveaux massacres lors des croisades des enfants alors que Saint-Louis est en captivité en Terre Sainte. Enfin ils sont bannis sous Charles VI.

En Angleterre quelques colonies de juifs s’établissent au milieu du IVème siècle. Après la conquête normande ils jouissent d’une vie assez paisible et prospère à Londres et dans quelques autres cités anglaises. C’est au moment du couronnement de Richard et de son départ pour les croisades que des massacres ont lieu à Londres, à York (400 morts), à Norwich. Mais plus tard ils contribuent pour un tiers à la rançon payée pour la libération de Richard. Celui-ci les favorise après son retour. Les rois suivants, les Henry, les exploitent. Des accusations pour empoisonnements de sources apparaissent. Finalement une expulsion définitive est prononcée en 1291. Ils ne rentrent que sous Cromwell.
Je parlerai plus loin de l’Espagne car ce qui se passe dans ce pays est tout-à-fait particulier et vaut la peine d’être conté en détail.

Quelles conclusions tirer de toute cette histoire? A mon avis il y en a trois:
- Il y a au départ une responsabilité très nette de l’Eglise ou du moins de la religion établie catholique. C’est au moment des croisades, en Allemagne, en France et en Angleterre que les juifs ont été soumis à la vindicte de la populace et que leurs vies ont été sacrifiées pour la première fois. Même si le pape, la plupart des évêques et les conseils de bourgeois des villes ont essayé de les protéger. Cela a instauré pour longtemps la crainte chez les juifs et a montré à la plèbe qu’on pouvait les molester sans être inquiété.
- C’est également l’Eglise qui est responsable de la séparation des juifs des communautés chrétiennes par des murs (les fameux ghettos) et par des signes (les vêtements distinctifs). Ceci a de nouveau eu pour conséquence de faire des juifs des êtres à part, vivant dans des conditions insalubres, sans instruction et un peu ridicules, ce qui a entraîné un mépris général des gens de leur «race» de la part des chrétiens de toutes les classes.
- Le juif est devenu un mythe, comme je l’ai dit plus haut, un mythe du mal et du mystère. Le genre de mythes que les hommes aiment bien se représenter, qu’ils aiment bien persécuter et charger de tous les maux. En surfant sur le Net pour faire des recherches sur mon nom de famille je suis tombé sur l’article d’une journaliste allemande intitulée: «Anna Trutt gestern erst als Hexe ermordet». Je ne connais rien de ma parente lointaine, mais voilà quelqu’un qui a été assassinée comme sorcière à Endingen, dans le sud du pays de Bade en 1751! Il y a à peine 250 ans! Le sort des sorcières peut bien être comparé à celui des juifs. Dans l’ouvrage déjà cité de Stefan Zweig celui-ci raconte, toujours en parlant de ses conversations lors des jours sombres de Londres avec Freud, que le penseur ne s’étonnait nullement de cette effrayante éruption de la bestialité. «On l’avait toujours traité de pessimiste», disait-il, «parce qu’il avait nié le pouvoir de la culture sur les instincts (voir son livre: Unbehagen in der Kultur déjà cité à l’occasion du tueur de Beyrouth), maintenant on voyait confirmée de la façon la plus terrible, son opinion que la barbarie, l’instinct élémentaire de la destruction ne pouvaient être extirpés de l’âme humaine». «Peut-être», continuait-il, «trouverait-on le moyen de réprimer ces instincts au moins dans la vie des Nations. Mais sur le plan individuel, jamais. Dans la vie de tous les jours, dans la nature la plus intime, subsisteraient comme des forces indéracinables et peut-être nécessaires pour maintenir l’indispensable tension.»

13) n° 1894 Jean Descola: Histoire d’Espagne, édit. Fayard, Paris, 1979.
14) n° 3085 Cecil Roth: A History of the Marranos, édit. The Jewish Publication Society of America, Philadelphia, 1941.


Carlos Fuentes, dans un de ses plus beaux romans, Terra Nostra, (voir n° 0916 Carlos Fuentes: Terra Nostra, édit. Gallimard, Paris, 1979), caresse le rêve d’une Espagne qui aurait laissé vivre et se développer côte à côte les trois religions, une Espagne qui aurait été la symbiose des trois cultures dont ces religions avaient été les vecteurs. Beau rêve, belle illusion! Toute l’histoire de l’Espagne est une guerre de religion. D’abord l’invasion musulmane. Voltaire dit: «Ce n’est pas par les armes que l’Islam s’établit dans plus de la moitié de notre hémisphère, mais par l’enthousiasme, par la persuasion...» Puis la Reconquista qui dure sept cents ans. Deux religions qui s’affrontent face à face tout autour de la Méditerranée, une troisième, minoritaire, ennemie des deux autres. Et derrière les religions, des ambitions, des conquêtes territoriales, le pouvoir et l’argent. Sans compter l’incompréhension. Non, toute la péninsule ibérique allait rester sous l’emprise de la Religion, et finalement de celle qui allait gagner, la catholique, jusqu’aux temps modernes, et il ne pouvait en être autrement.
Peut-être te souviendras-tu, lecteur, (tu vois, je suis prudent, j’emploie le singulier), en parcourant ces lignes, (et je me permets de te tutoyer, car tu ne peux être qu’un membre de la famille ou alors un ami particulièrement dévoué), qu’au joli mois de mai 2001, la France avait découvert que son Premier Ministre était crypto-trotzkiste. Alors voilà, je vais maintenant te parler d’une autre catégorie de «cryptos» - démontrant ainsi que le phénomène est vieux comme le monde - les crypto-juifs, les Marranes.
Le phénomène a existé ailleurs. On cite des tribus avec des pratiques juives au Sahara, les Donneh à Salonique (et je me demande si mon agent d’Istanbul, Kapanci, que je croyais originaire de Macédoine, ne venait pas de Salonique), les Jedidim à Meshed et les Jedid-al-Islam près de Khorasan en Iran. A Trani près de Naples le crypto-judaïsme se serait maintenu pendant trois siècles. Mais c’est bien l’Espagne et le Portugal qui sont les terres par excellence de ce phénomène.
Les juifs y étaient nombreux et influents depuis les temps romains. Ils se targuaient même de descendre de l’aristocratie de Jérusalem. L’invasion arabe de 711 ne les gêne pas trop. Les nouveaux arrivants sont plus tolérants que les rois wisigoths qui avaient déjà commencé à les soumettre aux conversions forcées. Le Caliphat de Cordoue correspond à leur âge d’or. Et même après sa chute en 1012 les communautés juives d’Espagne restent les plus riches, les plus cultivées et les plus nombreuses de tout l’Occident. C’est en 1148, quand arrivent les Almohades (à ne pas confondre avec les Almoravides qui étaient arrivés un siècle plus tôt, des hommes voilés venant du désert, peut-être des espèces de Touareg), des berbères déjà intégristes qui cassent les instruments de musique et les jarres de vin, et à Marrakech insultent la soeur du souverain almoravide qui se promène à visage découvert, c’est alors que les juifs commencent à fuir vers le nord pour se réfugier auprès des rois chrétiens et qu’en terre d’Islam on voit les premiers crypto-juifs.
La Reconquista est d’abord dangereuse pour les juifs, surtout ceux qui vivent dans les royaumes islamiques. Comment faire la différence entre un juif et un musulman? Les monarques chrétiens avaient commencé à comprendre dès le Xème siècle que les juifs pouvaient leur être utiles: ils sont financiers, interprètes, diplomates, médecins. Mais après la prise de Tolède en 1085 les états chrétiens deviennent dominants. Et la situation des juifs devient un peu plus précaire. Les croisés attaquent la communauté de Séville. En Navarre il y a des troubles sérieux en 1328. Dans les bagarres pour le trône de Navarre les juifs soutiennent financièrement le perdant (Pierre le Cruel). On ne leur pardonne pas. Le mouvement prend soudain de l’ampleur. En 1391 à la suite des prêches d’un moine fanatique 4000 juifs sont massacrés à Séville. Des massacres ont lieu à Cordoue, Tolède, Valence, Barcelone, Palma. Seules régions indemnes: les royaumes musulmans et le Portugal. Dilemme pour les juifs: où aller? Les juifs espagnols sont plus évolués que leurs congénères du reste de l’Europe. Et de plus il y a toujours des persécutions en Allemagne et l’Angleterre et la France ont expulsé leurs coreligionnaires. Le baptême en masse devient la seule solution. En Aragon et Castille on estime qu’ils étaient 200 000 à embrasser la religion catholique à la suite des massacres. Des moines parcourent l’Espagne et entraînent encore 35000 conversions. Certains de ces «conversos» reviennent au judaïsme une fois le calme revenu. D’autres deviennent des chrétiens sincères. La majorité reste très probablement chrétienne dans son attitude extérieure, juive à l’intérieur du cercle familial. Voilà donc ces fameux Marranos (ce qui veut dire cochon en espagnol) qui vont jouer un rôle extraordinaire pendant plusieurs siècles. Ils transmettent leur foi à leurs enfants. Mais sur le plan social leur conversion les libère de toutes les entraves. Et ils vont avoir un essor économique, social et même politique fulgurant.

L’Eglise, elle, est perplexe. En principe elle est contre les conversions forcées. C’est pas canonique ça. Encore qu’il y a des arrangements possibles. On peut toujours refuser une conversion, n’est-ce pas. Non le problème c’est la confusion. Avant, les choses étaient simples. Il y avait des croyants et des incroyants. Maintenant les incroyants sont dans l’Eglise. Ils la souillent, ils blasphèment. Et on ne peut plus les distinguer. Les Nobles non plus ne sont pas contents. Ils les jalousent. Et pourtant se mélangent. Sauf en Castille.
Les Nouveaux Chrétiens ont de quoi se défendre: ils ont de l’argent, de l’influence, du pouvoir. Ils en usent quelquefois trop et maladroitement, ce qui va se retourner contre eux. Et bientôt c’est le ciel qui va leur tomber dessus. Je veux dire l’Inquisition. Car voilà ce qu’ils n’avaient certainement pas prévu: en tant que juifs ils n’avaient en quelque sorte rien à faire avec l’Eglise. En tant que baptisés s’ils revenaient à la foi juive ou s’ils continuaient à la pratiquer en sous-mains, ils étaient hérétiques et procédaient de l’Inquisition!
L’Inquisition existait déjà, et c’est chez nous en France qu’elle avait commencé sa sinistre carrière, contre les Albigeois au XIIIème siècle. En Espagne les choses vont bouger avec la prise de pouvoir d’Isabelle la Catholique dont le confesseur est le célèbre Torquemada. En 1478 on voit des marranes et des juifs célébrer la Pâque juive ensemble. Le côté romantique de l’affaire c’est que c’est un chevalier qui avait une affaire d’amour avec une jeune juive qui a découvert le pot aux roses (une fois de plus une femme amoureuse est traîtresse à son peuple, comme au Mexique de Cortès). Dès la fin de l’année une bulle du Pape donne pouvoir aux rois d’organiser l’Inquisition en Espagne. Torquemada est nommé Grand Inquisiteur en 1482. Le siège est transféré à Tolède en 1485 et on commence à brûler des hérétiques la même année, à Barcelone en 1488, etc. En 1492, une année mémorable (cela ne vous dit rien, 1492? C’est pourtant l’année de la découverte de l’Amérique!), a lieu la conquête définitive de Grenade. C’est le point final de la Reconquista qui a duré 7 siècles! Et c’est le 30 mars 1492, à l’Alhambra reconquis qu’est signé le décret d’expulsion des juifs. En quatre mois ils sont tous partis, en Italie, dans les pays musulmans (encore aujourd’hui on trouve des communautés hispanisantes dans ces pays) et, pour le plus grand nombre, au Portugal. Mais les souverains catholiques veillent. Le roi du Portugal veut épouser leur fille (c’est Manoel qui caresse peut-être l’espoir de régner sur les deux pays)? Eh bien, qu’il expulse les juifs lui aussi. C’est ce qu’il fait, par un décret du 5 Novembre 1496. Mais Manoel était tordu. Il n’a pas envie de les perdre, les juifs. Trop précieux, les juifs, pour ses affaires d’outremer. La solution: la conversion forcée. Comment y arriver? En leur prenant de force leurs enfants. C’est un point particulièrement sensible pour les juifs. Les parents acceptent la conversion. Ceux qui résistent malgré tout on les parque dans les ports où ils doivent embarquer. On les endoctrine à nouveau. On les menace de les vendre comme esclaves. On obtient ainsi les dernières conversions. Ceux qui ont résisté à tout cela ne sont pas nombreux!
Pendant un certain nombre d’années on les laisse tranquilles, les Nouveaux Chrétiens. Puis des sermons haineux, une crise de mysticisme peut-être, entraînent des massacres sérieux en 1506. Plus de 500 Novos tués dès le premier jour à Lisbonne. Dans l’ensemble du pays on estime les tués entre 2000 et 4000. Le roi furieux punit les moines responsables et accorde à nouveau sa protection aux Novos. Son successeur épouse à nouveau une Espagnole, la soeur du fanatique Charles Quint (1525). En 1531 il y a un grand tremblement de terre à Lisbonne. Certains l’interprètent comme un jugement de Dieu. Dès la fin de cette année le confesseur du Roi est nommé Inquisiteur. Commence alors une guerre d’influence à Rome. Les Nouveaux Chrétiens du Portugal ont des moyens. Mais Charles Quint met son poids dans la balance. En 1540 a lieu le premier jugement et c’est en 1547 que cela démarre vraiment au Portugal. L’Inquisition, en Espagne comme au Portugal reste essentiellement centrée sur les Nouveaux Chrétiens pendant le XVIème et le XVIIème siècles. En 1501 on brûle déjà 38 femmes dans un autodafé suivi immédiatement de 67. On brûle à Tolède, et plus encore à Cordoue. Il y a 15 tribunaux en Espagne. L’Inquisition a le soutien entier de Charles-Quint. Philippe II est pire, mais ses successeurs les Philippe III et IV ne sont pas mieux. Bien sûr on ne fait pas que brûler. Il y a toute une série de châtiments intermédiaires mais on confisque assez systématiquement les biens . On se doute de tout ce que cela entraîne comme concussion.
C’est à partir de 1525 (année de l’interdiction de la religion musulmane, on y reviendra encore) que l’Inquisition commence à s’intéresser aux Musulmans et aux crypto-musulmans. Puis un peu plus tard aux protestants. Il y a quand même quelque chose qu’il faut mettre au crédit de l’Inquisition: il n’y a jamais eu de procès en sorcellerie en Espagne. Le Saint-Office n’y croit pas. Les Portugais émigrent de plus en plus en Espagne ce qui donne du travail supplémentaire à l’Inquisition espagnole. Au Portugal la situation empire encore après l’absorption par l’Espagne au XVIIème siècle. Au total on pense que sur trois siècles 30 000 judaïsants ont été tués. Ces chiffres sont à prendre avec prudence. On a tendance aujourd’hui à minimiser le nombre de victimes. Mais l’Inquisition a surtout instauré une terreur d’état, un système de délations, d’interrogatoires sans fin, de contre-interrogatoires, de tortures, d’auto-confessions et de repentances (les fameuses auto-da-fé) qui n’ont rien à envier à tous les systèmes totalitaires que nous avons connus au siècle passé. L’Inquisition a été supprimée par Joseph Napoléon en 1808, puis à nouveau par les Cortès en 1813 mais elle a été rétablie par le fameux Ferdinand VII qui a fait fuir tous ses libéraux. Même le vieux Goya a dû partir à Bordeaux (je viens de voir le très beau film, Goya en Burdeos, que Carlos Saura lui a consacré. Il y était entouré de tous ses amis libéraux émigrés. Peut-être y avait-il des Marranes parmi eux?). L’Inquisition a encore été supprimée et rétablie plusieurs fois par la suite. En 1826 on a encore garrotté un déiste! La suppression finale date de 1834. Mais la pureté de sang est encore longtemps restée un mythe en Espagne. Elle était même exigée jusqu’en 1860 pour l’accession à certaines professions!
Les Marranes avaient occupé les places les plus hautes dans la société espagnole. Au Portugal tout l’export était entre leurs mains. Ils avaient plus ou moins le monopole du commerce. Ils étaient économistes, médecins, etc. C’est dire que ceux qui ont réussi à émigrer malgré les interdictions ont occupé également des places éminentes dans le monde. Leur émigration les a d’abord amenés à Salonique, à Ferrara en Italie et puis à Venise. Hugo Pratt décrit à merveille tous les souvenirs qui marquent encore aujourd’hui certains quartiers de la ville sur la Lagune. Les Marranes étaient les plus puissants dans le ghetto. On y parle espagnol et portugais. Puis on les a appelés à Pise et à ce port libre de Toscane qui a un nom de poulet en anglais: Leghorn (en fait il s’agit de Livourne). En France ils s’installent à Bordeaux et à Nantes. Ils y sont restés «crypto» puisqu’en France les juifs étaient toujours interdits. Ce n’est qu’à partir de 1730 qu’ils peuvent se déclarer à nouveau juifs. Ils essaiment à Toulouse, Montpellier, Lyon, La Rochelle, Nantes, Rouen où ils ont quelques problèmes. Ils se sont installés à Hambourg à la fin du XVIème siècle. Elbogen en parle dans son histoire des juifs en Allemagne. Il note leur culot. Ils ne se cachent même pas qu’ils sont restés juifs malgré leur position officielle de catholiques. A Anvers ils sont arrivés en 1512. Mais dès l’indépendance des Provinces Unies ils vont partir pour Amsterdam. Ils se font d’abord interpeller comme catholiques dans un pays qui a officiellement adopté le protestantisme, mais quand ils prouvent qu’en réalité ils sont juifs, il n’y a plus de problème. Au contraire juifs et protestants même business (n’est-ce pas Mr. Weber? Voir n° 2734 Max Weber: The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism,édit.George Allen & Unwin, Londres, 1930). On ne leur interdit que les mariages avec des chrétiens. Ils prennent une part prépondérante dans l’expansion économique et coloniale hollandaise. Ils forment la base de la communauté juive d’Amsterdam qui a été enrichie ultérieurement des apports allemands et polonais. Enfin ils arrivent à Londres, une ville jalouse de l’activité d’Amsterdam et à Bristol. Ils y trouvent un terrain relativement favorable sur le plan religieux. Le puritanisme de la fin du XVIIème siècle prêche le retour à la Bible et surtout à l’Ancien Testament, l’adoption du Sabbat et exprime une certaine sympathie pour les juifs qui est partagée par Cromwell.
Le plus extraordinaire c’est que le marranisme n’est pas mort même en Espagne. En 1917 un mineur juif polonais faisant de la prospection dans le Nord du Portugal, une région montagneuse près de la frontière espagnole, découvre toute une communauté mystérieuse qui pratique , en cachette, le sabbat, les principales fêtes juives, la prière, mais en portugais et comprend encore un mot hébreu, un seul: Adonaï.

15) n° 1893 Rodrigo de Zayas: Les Morisques et le Racisme d’Etat, édit. La Différence, Paris, 1992.

Je voudrais maintenant que nous fassions une parenthèse dans cette histoire des juifs pour nous intéresser un peu aux musulmans, ces autres persécutés de l’Espagne. Rodrigo de Zayas est un historien qui s’est passionné pour ce sujet et qui a eu la chance de pouvoir acquérir dans une vente aux enchères tout un paquet de documents qu’un collectionneur, un nommé Holland, avait réussi à rassembler. Ce sont ces documents qu’il présente et commente dans son livre sur le racisme d’état. Lors de la capitulation de Grenade on avait garanti aux vaincus, par écrit, la conservation de leurs chevaux, de leurs armes blanches, de leurs coutumes, de leur religion et de leur système juridique. C’était - vous vous en souvenez - en 1492. Dès 1499 quand l’archevêque de Tolède obtient la main mise sur Grenade, les conversions forcées commencent. Les bibliothèques sont détruites. Léon X, un pape de la Renaissance, un Médicis, avait exigé en 1518 que Charles-Quint s’engage à ne pas persécuter ni expulser les musulmans. Son successeur Clément VII le relève de son serment en 1524. Charles-Quint n’hésite pas longtemps: il décrète que tous les musulmans sont baptisés, doivent changer leurs mosquées en églises, baptiser leurs enfants et observer la foi chrétienne. Et voilà: comme les Marranes ils vont dépendre à partir de maintenant de la Sainte Inquisition! Dès cette époque l’expulsion est considérée comme une alternative. Les textes de la collection Holland le prouvent. Mais l’argent et l’intérêt permettent de retarder les choses. Des dons de ceux que l’on nomme maintenant des morisques à l’Empereur permettent d’obtenir des délais. Les nobles espagnols qui sont devenus les seigneurs féodaux des terres des morisques profitent de la situation présente et ont intérêt à les protéger. Après le Concile de Trente en 1563 on s’aperçoit que les choses n’évoluent pas comme le souhaite l’Eglise. Ces sacrés morisques ne travaillent pas le vendredi, ne boivent pas de vin, se font même circoncire. On va leur supprimer leur langue, leur costume traditionnel, leurs bains. Résultat: une révolte générale en 1568.
C’est le duc de Lerma, un sinistre personnage, l’homme qui est devenu le plus riche de l’Espagne, d’après de Zayas, essentiellement grâce à ses spoliations, qui va être le principal artisan de l’expulsion. Une opération monstrueuse, préparée de longue date: d’abord il fallait trouver les bateaux (on pense à la préparation du débarquement), repérer les familles à expulser, disposer de suffisamment de mercenaires (on va faire appel à des troupes de Flandre et de Naples), et tout ceci dans le plus grand secret. La décision est prise en 1605. L’opération déclenchée en 1609. Le dernier embarquement est fait en 1612. Essentiellement vers les contrées musulmanes (Oran, déjà, qui va devenir une citadelle espagnole des siècles plus tard). 500000 personnes sont déportées, dont 180000 proviennent de la région de Valence. Un quart à peine survit aux exactions, aux noyades en mer (émigrants jetés par-dessus bord par des capitaines de bateaux, par attrait du gain), à la vente à l’esclavage, à la famine en Afrique du Nord, où ils arrivent dépouillés de tout et pas tellement bien accueillis par leurs coreligionnaires. Il faut mettre ces chiffres en relation avec la population totale de l’Espagne de l’époque: 8 Millions. Pendant toute cette période les morisques ne restent pas passifs, bien sûr. Ils se réfugient dans les montagnes inaccessibles, où ils se cachent dans des grottes, élisent des rois éphémères (on pense à ce roman génial, l’un des plus grands des romans fantastiques à mon avis: le Manuscrit trouvé à Saragosse, voir n° 0238 Jean Potocki: Manuscrit trouvé à Saragosse, édit. José Corti, Paris, 1989, et on comprend mieux pourquoi on trouve parmi tous les personnages extraordinaires qui y apparaissent tels que le Juif Errant, le Kabbaliste, le chef des Bohémiens, etc. un étrange roi maure qui vit dans une grotte de la montagne, le sheik des Gomelez, maître d’une société souterraine qui se prépare depuis des siècles à sortir au grand jour pour faire triompher la vraie religion). Ils ne peuvent résister longtemps aux forces espagnoles et la répression est féroce. Les mercenaires ont droit de cuissage et de vente en esclavage des femmes et des filles. Plus tard certains morisques vont revenir. D’autres ont réussi à rester, bons crypto-musulmans à leur tour.
Pour de Zayas ce qui s’est passé en Espagne est un racisme d’état, un racisme justifié par la loi. Est-ce l’Eglise catholique qu’il faut considérer comme la seule coupable? Non probablement pas. Il y a les hommes, il y a les rois d’Espagne, leur volonté d’en faire un pays unifié, purifié de tout corps étranger, identifié à cette religion catholique. L’Espagne était l’Eglise, même si les rois ont souvent montré qu’ils voulaient rester maîtres chez eux. Toujours d’après de Zayas la tête, c. à d. le gouvernement mais aussi certains maîtres de l’Inquisition, était pourrie par l’argent. Mais ceci est une autre histoire. Ce qui est certain c’est que l’Espagne a été jusqu’aux temps modernes, en fait, à part quelques courtes périodes d’interruption, jusqu’à la mort de Franco, une formidable forteresse conservatrice et rétrograde. On cite souvent le fait que Franco a accepté que des juifs puissent échapper à la persécution nazie en se réfugiant dans son pays. On oublie que Franco avait horreur que Hitler lui dicte sa conduite, que les juifs étaient toujours interdits de séjour en Espagne puisqu’à cette époque la religion catholique était la seule religion autorisée dans le pays, qu’il savait parfaitement que ces juifs ne resteraient pas et que leur émigration en Amérique allait lui rapporter de l’argent.

L’historien de Zayas, qui écrit en français, ajoute en conclusion à son étude un autre exemple de racisme d’état, celui de Vichy. Cela vaut la peine d’être rapporté. La séquence des dates est essentielle: Pétain est investi le 10 juillet 1940. Le 17 juillet une loi limite l’accès de l’administration aux Français nés de père français. Le 22 juillet une commission est créée pour réviser les naturalisations faites en masse en 1927. Il s’agissait essentiellement de réfugiés d’Europe de l’Est. 15000 citoyens sont concernés. Le 16 août est créé l’Ordre des Médecins (qui existe toujours) dans le but de limiter l’accès à la profession à des Français nés de père français. Le 27 août on abroge la loi sur la presse de 39 qui interdisait les attaques racistes et religieuses. Le 30 septembre c’est au tour du Barreau de limiter l’accès à la profession des Français nés etc. Le 3 octobre on crée le statut des juifs français: ils sont exclus des postes de direction, des professions liées à la communication, des postes d’officiers et de sous-officiers dans l’Armée. Le 7 octobre le fameux décret Crémieux de 1870, dont on parlera encore, et donnant la nationalité française aux juifs d’Algérie, est aboli. Le 29 mars de l’année suivante enfin est créé un commissariat général aux questions juives, dont le but essentiel est de régler le problème des spoliations juives, ce que l’on appelle l’aryanisation des biens économiques. L’homme qui va le diriger, Vallat, est anti-allemand. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des idées bien arrêtées en ce qui concerne les juifs. Quiconque a plus que deux grands-parents juifs est juif. Il est partisan d’une déportation massive. On notera la rapidité des décisions et de leur mise en oeuvre. Il n’est pas question de collaboration ici. Ce qui est légiféré ici correspond aux convictions profondes de Pétain et des gens au pouvoir. C’est clairement un racisme d’état installé par la France. L’Espagnol de Zayas est bien gentil avec nous autres Français. Il dit que Pétain n’est pas issu d’une élection démocratique. Il ne représente donc pas la France. Il me semblait pourtant que ce sont des organes régulièrement élus qui lui ont donné ce pouvoir. Plus tard, après 1942, les choses sont différentes. On est obligé de rentrer dans une collaboration pure et dure. Ce sont les Allemands qui commandent. On ne peut effectivement mettre cette période sur le dos de la France. Mais avant 42, oui. Le plus remarquable dans cette histoire c’est que ce sont les Italiens, qui ont occupé Nice et la Savoie après l’invasion des zones non-occupées, qui vont défendre les 60 000 juifs qui se trouvent dans leur territoire à la fois contre les milices françaises et contre les Allemands.
Remarquable aussi la position de l’Eglise: au début des années 41 Pétain voulait savoir ce que le Vatican pensait de ses lois antisémites et chargeait son ambassadeur Bérard de se renseigner. Réponse: le Vatican n’a pas d’objections si ce n’est en ce qui concerne les juifs baptisés. Le sacrement du baptême, quand même. Mais on ne va pas créer de difficultés. Une fois de plus l’Eglise a raté le coche!

Pour conclure revenons un instant au rêve de Fuentes. La symbiose entre les trois cultures et les trois religions ne s’est pas faite. C’est vrai. L’une d’elles a expulsé les deux autres. Et pourtant les choses ne sont pas aussi simples. La civilisation musulmane d’Occident, comme l’appelle le grand érudit Lévi-Provençal (voir n° 2533 E. Lévi-Provençal: La civilisation Arabe en Espagne - Vue générale, édité par l’Institut Français d’Archéologie orientale du Caire, 1938 - voir aussi: n° 3271-73 E. Lévi-Provençal: Histoire de l’Espagne Musulmane, édit. G.P. Maisonneuve, Paris - E.J. Brill, Leiden, 1950) a été un tel sommet sous les Omeyyades qui ont fait de Cordoue la continuatrice de Damas, que l’on ne peut simplement tirer un trait par-dessus. Quoi qu’on fasse, l’Alhambra et la Giralda, tour jumelle de la Tour Hassan de Rabat, sont toujours là pour témoigner de la splendeur du passé (voir les livres du spécialiste de l’architecture arabo-hispanique, Henri Terrasse, qui a été professeur d’archéologie musulmane à l’Université d’Alger, et en particulier n° 2532 Henri Terrasse: Islam d’Espagne, une rencontre de l’Orient et de l’Occident, édit. Plon, Paris, 1958). Les juifs sépharades ont envahi le monde et emporté avec eux des pans entiers de cette culture. La langue espagnole (voir n° 2580 William J. Entwistle: The Spanish Language, édit. Faber & Faber, Londres, 1948) en porte les traces. Rien ne pourra effacer le fait que le grand philosophe et médecin juif Maïmonide (voir n° 1673 Louis-Germain Lévy: Maïmonide, libr. Félix Alcan, Paris, 1911) est né à Cordoue (en 1135), même s’il a dû émigrer plus tard à cause du fanatisme des Almohades. Rien ne pourra effacer le fait que le plus grand des philosophes arabes «de la libre pensée» (comme le dit Renan), Averroès, celui qui nous a fait redécouvrir Aristote (voir n° 1674 Ernest Renan: Averroès et l’Averroïsme, édit. Calman-Lévy, Paris, 1882), est né à Cordoue (en 1126), y a vécu ainsi qu’à Séville, même s’il est plus tard tombé en disgrâce et est mort au Maroc (en 1198). Il n’est pas possible qu’une telle civilisation n’ait pas laissé de traces dans l’âme espagnole. C’est l’opinion de Lévy-Provençal. Et c’est celle de Sanchez-Albornoz, recteur de l’Université de Madrid avant la guerre civile, qu’il cite: «La culture hispano-mauresque revendique pour elle une place décisive dans la formation de la philosophie, de la science, de la poésie, de toute la culture de l’Europe chrétienne.» «Plusieurs siècles avant que la Renaissance fasse jaillir à nouveau des sources à demi-taries, le fleuve de civilisation qui s’épanchait à Cordoue conservait et transmettait au monde nouveau l’essence de la pensée antique.» Un prêtre espagnol Asin Palacios, un arabisant qui allait devenir célèbre en montrant tout ce que Dante devait à la tradition arabe (voir n° 1997 Le Voyage Nocturne de Mahomet. Présentation de Jamel Eddine Bencheikh, Imprimerie Nationale, Paris, 1988) dans la formation de son oeuvre phare, la Divine Comédie, - plongeant en même temps tous les Italiens dans le désespoir le plus noir - (voir n° 2411 Miguel Asin Palacios: Islam and the Divine Comedy, Frank Cass & Co, Londres, 1968 - réédit. de celle de 1926 et n° 2311 Miguel Asin Palacios: La Escatalogia Musulmana en la Divina Comedia, suivie de Historia y Critica de una Polemica, édit. Instituto Hispano Arabo de Cultura, Madrid, 1961. Entre-temps le petit prêtre avait été nommé membre de la Real Academia Espanola!), Asin Palacios, donc, a démontré que le grand mouvement mystique espagnol, dont St. Jean de la Croix et Ste. Thérèse d’Avila sont les figures de proue, procédait directement des deux courants mystiques principaux des Soufis, celui de l’ascèse et celui, plus populaire de l’extase. Qui l’eût cru?

16) n° 3086 André Chouraqui: Les Juifs d’Afrique du Nord, édit. Presses Universitaires de France, Paris, 1952.

Et quelle est donc l’histoire de tous ces juifs qui sont venus d’Afrique du Nord et qui semblent être aujourd’hui majoritaires, et bien typés, parmi la communauté israélite de France?
L’histoire des juifs en Afrique du Nord remonte à des temps bien antérieurs aux Romains. Elle remonte à Carthage et aux Phéniciens. Rappelons que Carthage est tombé en 150 avant Jésus Christ. Cela fait un bail! Chouraqui prétend que la langue des Carthaginois, le punique, avait pénétré les populations berbères. Qui auraient donc été imprégnées des idées religieuses des Sémites et que les juifs avaient fait du prosélytisme dans les tribus. Ce qui est certain c’est qu’il y avait des tribus berbères qui étaient juives ou au moins judaïsantes. Puis viennent les propagandistes chrétiens dès la fin du IIème siècle. Lorsque Constantin arrive au pouvoir au milieu du IVème siècle, la religion chrétienne devient religion d’Etat dans l’Empire et les juifs se voient reléguer en marge de la société. La polémique contre eux est portée par quelques personnages célèbres tels que St. Cyprien, St. Ambroise, St. Jean Chrysostome et surtout le grand St. Augustin que l’Algérie d’aujourd’hui vient de reconnaître comme un des grands Algériens du passé! Chapeau! Puis arrivent les Vandales, les bien nommés, car ils ne font que détruire et piller (Timgad entre autres). Ils viennent d’Espagne, débarquent à Oran en 430 et prennent Carthage qui était devenu le centre de l’Afrique du Nord romaine. Les Vandales étaient ariens, une secte chrétienne qui nie la divinité du Christ, comme les juifs, ce qui fait qu’en Espagne il y avait une certaine connivence entre eux grâce à leur commune hostilité envers les chrétiens. La religion arienne aurait d’ailleurs très bien pu devenir la religion dominante si Clovis n’avait pas embrassé la religion officielle. En tout cas pour un temps les maîtres de l’Afrique du Nord ne vont pas pourchasser les juifs mais les chrétiens. Puis au cours du VIème siècle les Vandales sont battus, on va extirper l’arianisme (ainsi que le donatisme, autre hérésie) et on va de nouveau attaquer le judaïsme. Jusqu’à ce que de nouveaux conquérants arrivent: les Compagnons de Mahomet, partis de Médine et qui déferlent sur l’Afrique du Nord à partir de 642. Il leur a fallu quand même 50 ans de plus avant de contrôler tout le Maghreb et de débarquer en Espagne. On sait ce que deviennent ceux qui nient la révélation de Mahomet. On tolère juifs et chrétiens parce qu’ils reconnaissent tous les deux le Livre, l’Ancien Testament, l’unicité de Dieu. Mahomet reconnaît d’ailleurs, comme on sait, le Christ comme le dernier prophète avant lui mais non sa divinité. Sur le plan religieux les Musulmans doivent probablement se considérer comme plus proches des juifs que des chrétiens avec leur théorie abracadabrante de la Trinité, leur culte des Saints et de la Vierge Marie. D’un autre côté Mahomet était en bagarre directe avec les juifs à Médine et cela ne s’oublie pas.
Conclusion: les tenants des deux religions monothéistes deviennent les protégés, les Dhimmis, à cause des vérités incomplètes qu’ils reconnaissent. Mais pour les punir de ne pas aller jusqu’à la reconnaissance complète ils devront payer une taxe, la djezya, et ils auront droit au mépris universel des Hommes de l’Islam. Pour faire une longue histoire courte, comme disent les Américains, disons que les derniers chrétiens sont assimilés au XIIème siècle. Par contre les juifs, dont la foi a toujours été plus forte que celle des chrétiens, tant en Rhénanie qu’en Afrique du Nord (à l’exception peut-être des juifs d’Espagne qui seuls ont accepté le baptême en masse. Mais on sait que quand on est riche et cultivé la foi se perd plus facilement, à la fois parce que l’intérêt est plus fort et parce que l’intelligence y pousse) résistent à tout jusqu’au bout (il faudra revenir sur ce point. Se demander pourquoi il en est ainsi. Pourquoi cette religion est si entière, on pourrait presque dire totalitaire. Pour comprendre cela - essayer de comprendre - il faudra bien - et je vous prie de m’en excuser à l’avance -essayer de cerner un peu plus toute la pensée religieuse juive et revenir à la Bible, au Talmud, et même - pourquoi pas - à la Kabbale...).

Chouraqui pense qu’en terre d’Islam le juif a été malgré tout plus heureux qu’en terre chrétienne, qu’il n’y a jamais eu des massacres de haine préparés de longue date (p.ex. par des prédicateurs) et perpétrés de sang froid, que l’antisémitisme n’a jamais pris cette forme de haine extrême qu’il a pris en Occident. Il a peut-être raison, encore que les choses ont changé après la création d’Israël. Mais on peut se poser la question de savoir si l’atmosphère de mépris dans laquelle les juifs étaient plongés (enfermement dans le mellah - hara en Tunisie -, habillement spécial à partir du XIIème siècle: tenue noire, etc. - taillables et corvéables à merci - objet de moqueries permanentes, même de la part des enfants) et l’arbitraire aussi auquel leur vie était continuellement soumise - car les dynasties et les seigneurs changeaient souvent - n’étaient pas pires. Cela a eu forcément une influence sur leur personnalité, sur leur psychologie, alors que tout ceci a duré tant de siècles. La promiscuité, la saleté, la pauvreté du mellah, surtout au Maroc, étaient extrêmes, justifiant encore plus le mépris auquel ils étaient exposés. La situation au Maroc était bien pire que celle des deux autres pays d’Afrique du Nord. Surtout à partir du moment où l’Algérie et la Tunisie étaient tombés au pouvoir de la Sublime Porte. Les Turcs étaient nettement plus ouverts en matière de religion et d’une certaine manière plus modernes. De toute façon tout allait rester en l’état jusqu’au XIXème siècle...
Tout le monde sait que c’est grâce à un soufflet donné par un Bey irascible à notre Représentant que l’Algérie est devenue française. Ce qu’on ne sait peut-être pas c’est que l’entrevue avait pour objet de discuter les modalités du remboursement d’une dette que la France avait envers une Maison de Commerce juive: Bacri et Busnach. Plus tard ce sera un Jacob Bacri qui sera nommé par les Français chef de la Nation hébraïque (peut-être un parent lointain de Roland Bacri, l’auteur de la Redoute des Contrepèteries, tellement admiré par mon ami Fouad, et qui signait dans le Canard Enchaîné des chroniques en vers de mirliton du nom de Roro de Bab-el-Oued). Pour les juifs d’Algérie l’occupation française est synonyme de libération. Dès l’avènement de la République en 1848 Crémieux, ministre de la Justice, déclare: «La République veut l’assimilation de l’Algérie à la France». Dès lors les juifs, qui évoluent très rapidement en profitant de la nouvelle liberté, cherchent à devenir dès que possible citoyens français. Les premiers colons qui seront sous Napoléon III en grande partie des déportés de la Révolution de 48 et du coup d’état de 51, seront plutôt pour. Crémieux, qui est israélite (et devenu entre-temps Président de l’Alliance Israélite Universelle), va se battre jusqu’à la dernière minute de l’existence de l’Empire pour obtenir cette décision vitale pour les juifs. Le fameux décret Crémieux: «Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français...», décret signé également par Gambetta, date du 24 octobre 1870. Ce décret n’a pas que des conséquences heureuses. Il semble que les Musulmans n’aient pas trop protesté à l’époque. Mais je suppose que le moment venu ils sauront s’en souvenir. Cela n’a certainement pas aidé à la compréhension entre communautés. Mais c’est surtout en France (et aussi chez les Européens d’Algérie) que le décret déclenche une vague d’antisémitisme sans précédent qui va culminer avec l’Affaire Dreyfus. J’ai déjà parlé de l’abrogation du décret par Pétain. Ce qu’on sait moins c’est que Darlan et Giraud, après le débarquement des Américains en Algérie, vont maintenir les juifs sous l’empire des lois allemandes. Giraud va même abroger le malheureux décret une seconde fois. Il faut que Londres et Roosevelt en personne interviennent pour que la légalité républicaine soit rétablie.
En Tunisie et au Maroc les choses se passèrent de manière moins favorable pour les juifs. Au Maroc surtout, qui conservait sa structure théocratique, excluant de fait le juif de toute situation d’égalité. Après la proclamation de l’ Etat d’Israël en 1948 des massacres de juifs ont lieu à Oujda et au centre minier de Djérada. En Tunisie la position du Bey était plus libérale. Et la France, officiellement, protégeait les juifs. Grâce à un décret de 1910 la possibilité était ouverte pour des ressortissants tunisiens, quels qu’ils soient, d’obtenir la nationalité française. Le décret profite surtout aux juifs.
Il est intéressant de noter qu’au moment où Chouraqui publie son étude, c.à d. en 1952, il y a environ 500000 juifs en Afrique du Nord dont 255000 au Maroc, 140000 en Algérie et 105000 en Tunisie (au même moment, c.à d. après les millions massacrés au cours de la deuxième guerre mondiale, on estime que la population juive totale, dans le monde,- hors Israël - est de 11,5 millions, dont la moitié vit en Amérique du Nord). Ethniquement parlant ils sont de type méditerranéen et ne se distinguent guère des autres populations indigènes. Quarante pourcent des noms de famille ont une origine arabo-berbère. Parmi ces noms on retrouve des patronymes bien connus en France tels que Ayache, Chebat, Darmon, Fellous, Fittoussi, Germon, Lasry, Lellouche, Sabbah, etc. Les juifs espagnols qui ont trouvé refuge à plusieurs reprises en Afrique du Nord, en particulier à la fin du XIVème siècle et au moment du décret d’expulsion de 1492, ont aussi marqué le judaïsme maghrébin. Les noms purement espagnols sont également fréquents, les plus connus en France étant Mendès, Karsenty, Spinoza, Trigano, etc. Les Espagnols se sont surtout fixés à Tanger, Tétouan, Meknès, Fès, Rabat, Oujda, Tlemcen, Oran et Alger. Ils ont eu un effet bénéfique sur la culture juive en Afrique du Nord, en améliorant entre autres la position de la femme.
«A l’arrivée de la France», conclut Chouraqui, «les juifs étaient réduits, à des degrés divers, à une situation voisine du servage dans une vieille société féodale.» (On peut se demander si les juifs orientaux en Israël ne savourent pas dans une certaine mesure une revanche quand on voit la condition de citoyens de seconde zone qui est faite aux Arabes israéliens en Israël et aux Palestiniens dans les Territoires Occupés.) L’évolution sociale dans les trois pays est évidemment en rapport direct avec l’intervention de la France dans ces pays: 1830 pour l’Algérie, 1881 pour la Tunisie, 1912 pour le Maroc. En 1952, c. à d. quelques années seulement avant l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, la situation était la suivante: en Algérie tous les juifs avaient, sauf choix contraire, la nationalité française; en Tunisie il y avait deux groupes, ceux qui avaient obtenu la nationalité française et les autres; au Maroc on en était resté pratiquement au statu quo. Pas étonnant que, dans ces conditions, mon ami Elisée Elmaleh, juif marocain et Centralien, ait finalement préféré partir pour Israël. Et pourtant il y avait des liens étranges entre les juifs et le défunt Roi du Maroc. C’était lui qui de tous les dirigeants arabes montrait le plus d’ouverture d’esprit à l’égard d’Israël. Et à Toronto j’ai vu les juifs marocains immigrés louer un restaurant tout entier pour fêter l’anniversaire du Roi!

(2001)

PS: pour ce qui est de la dernière et de la plus horrible persécution des juifs, celle perpétrée en plein 20ème siècle, dans une région soi-disant civilisée, l'Europe, véritable génocide, la Shoah, l'Holocauste, voir mes notes 13: Vienne, Hitler et les juifs, au Tome 4 de mon Voyage.