Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 6 : F comme Fauconnier. Le pantoun dans Malaisie de Henri Fauconnier.

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(Pantoun, poésie et croyances malaises dans Malaisie)

Le pantoun reste d’actualité. Plus que jamais même. Au moment où j’écris ces lignes un grand concours de pantoun francophone a été lancé en Malaisie même, sur le site francophone de Lettres de Malaisie (www.lettresdemalaisie.com) auquel s’est joint Le Petit Journal francophone du pays. C’est ensuite une nouvelle somme, un travail extraordinaire, que va bientôt publier Georges Voisset, 250 pantouns en différentes traductions, sous le titre Pantouns, le joyau malais chez l’éditeur local ITBM (Institut Malaisien du Livre et de la Traduction).

Henri Fauconnier, 1905 (Archives familiales)


Alors j’ai eu envie de revenir à Fauconnier. Pourquoi ? Parce que c’est en lisant Malaisie que j’ai entendu parler pour la première fois du pantoun bien avant de découvrir Daillie et Voisset. Et je pense qu’il en a été de même pour beaucoup de Français qui ont découvert cette forme poétique si originale, le pantoun court, le vrai, en dévorant ce livre que le jury du Goncourt a eu la bonne idée de couronner il y a bien longtemps déjà, en 1930. Envie d’y revenir, à Malaisie, et de me délecter des nombreux pantouns qui s’y trouvent. Même si je l’ai déjà fait une première fois dans ma note sur le pantoun qui date de 2009 (voir M comme Malaisie. Le pantoun malais. Comparaison avec le tanka japonais).
Alors j’ai fait une drôle de découverte. Dans mon édition, qui est celle des Editions du Pacifique et qui date de 1996, tous les pantouns et distiques répartis dans le roman et qui étaient cités uniquement en malais dans le texte ont été traduits dans une annexe avec la mention : traduction par Henri Fauconnier (1954) (voir : Henri Fauconnier : Malaisie, Editions du Pacifique/Editions Didier Millet, Paris – Singapour, 1996). Or, m’assure Georges Voisset, ces traductions ne figuraient pas dans l’édition originale de 1930 ni d’ailleurs dans les éditions postérieures jusqu’en 1955. Pourquoi ? Pour faire exotique ? Enigmatique ? Cela m’a paru étrange. Alors j’ai essayé de comprendre, comparé les deux versions. Et voilà ce que j’ai trouvé : quatre pantouns figuraient dans le texte de 1930 à la fois en malais et en traduction française (dont deux avec un premier distique plus paraphrasé que traduit). Deux distiques y apparaissent également en malais et français. Trois pantouns y figurent uniquement en français. Enfin 5 pantouns et 6 distiques n’y figurent qu’en malais et n’ont été traduits, par Fauconnier, semble-t-il, qu’en 1954 (voir Editions du Pacifique).
Alors j’ai essayé d’élucider ce mystère en me laissant guider par le texte.

Il y a d’abord ce distique placé sous le titre du roman et où le mot pantun apparaît deux fois dès le premier vers :

Pantun sahaya pantun kelam
Kalau ta-tahu jangjan di-sindir

Et que Henri Fauconnier traduit ainsi (mais en 1954 seulement) :

Mes chants sont des chants occultes
Si ne comprenez n'en soyez offensé

Note : dans la suite du texte je vais indiquer systématiquement les traductions de 1954 en gras.
Voilà donc que, dès l’ouverture, Fauconnier place ce « chant obscur » qu’est le pantoun au centre de son roman. Mais le lecteur français qui ignore le malais n’en est pas avisé. Il n’empêche. On va bientôt s’en apercevoir : Malaisie est le roman du pantoun. Cela paraît encore plus évident quand on essaye de comprendre la signification du pantoun placé en sous-titre au premier chapitre : Planteur

Jikalau tidak kama bintang
masakan bulan terbit tinggi
Jikalau tidak kama abang
masakan datang adek k-mari
Si ce n'est pour les étoiles
Pourquoi la lune brillerait-elle au ciel?
Si ce n'est pour son aîné
Pourquoi le cadet serait-il venu?
(Traduction H. F. 1954)

Etrange, me dit Georges Voisset. Ce adek traduit par cadet. Qu’est-ce que ce cadet vient faire dans un pantoun qui visiblement est un pantoun d’amour (la lune, les étoiles). Il faut dire que le malais ne fait pas la différence entre masculin et féminin. C’est pour cela qu’a priori, étant donné le contexte, on aurait plutôt tendance à traduire adek par petite sœur, me dit encore Georges Voisset. Mais tout s’explique quand on lit la suite. Le chapitre débute avec la rencontre de l'auteur, ou plutôt de celui qui parle à la première personne, car le roman n'est pas autobiographique du tout, avec Rolain qui est son mentor, celui qui l'a impressionné quand ils se sont trouvés dans un cratère de bombe sous le feu de l'ennemi à la guerre de 14, celui qui lui a parlé de vie et de mort et de courage et d'amour de la vie, en aîné mûr, face à un jeune qui panique, celui qui lui a aussi parlé de Malaisie, et voilà qu'il l'aperçoit au loin, dans une petite ville de cette Malaisie, un homme qu'il a cherché désespérément depuis trois ans qu'il est dans le pays, et puis il lui adresse la parole, l'autre lui met les mains sur l'épaule, lui demande de ne pas lui dire Monsieur, mais « mon vieux ». L'aîné c'est Rolain, le cadet c'est le je... « Mais oui », me dit Georges Voisset : « c’est magnifique, c'est qu'il fait un emploi du pantoun exactement comme celui-ci est conçu pour l'être : le sens et les mots varient selon le besoin et les circonstances… ». En tout cas la rencontre des deux fonde le récit. Leur rencontre devient une vraie amitié et traverse tout le roman jusqu’à son dénouement.
Un peu plus loin c’est la rencontre avec le vieux Joseph qui annonce que sa femme est enceinte et devant l’étonnement du Tuan, lui dit que la chair est faible et lui récite ce pantoun, toujours non traduit dans l’édition 1930 (et qui colle pourtant si bien à la situation) :

Tanam padi di-bukit Jeram
tanam kedudok atas batu
Macham mana hati ta-geram
menengoh tetek menolak baju
Planter le riz sur la colline de Jeram
Planter, puis se reposer sur un rocher...
Comment le coeur ne serait-il réchauffé
A voir un sein sous le voile écarté?
(Trad. H. F. 1954)

La Maison des Palmes

C’est au chapitre 2 La Maison des Palmes que se place la fameuse séance d’apprentissage du pantoun mais avant cela il y a de longues conversations entre les deux amis (Rolain ne parle que pour émettre des idées, constate son ami). On discute du sens de la vie, on médite… Est-ce cela qui explique ce distique placé sous le titre du chapitre ?

Padang perahu di-lautan
padang hati di-pikiran
Le champ des bateaux, sur la mer,
Le champ du sentiment, dans la méditation
(Trad. H. F. 1954)

C’est déjà moins évident !
Comme ce distique qui introduit la séance d'apprentissage des pantouns chez Rolain :

Murai gila jadi tekukur
ajaib hairan bati tefekur
L'étourneau fou se change en palombe
Prodige, émerveillement, rêverie
(Trad. H. F. 1954)

La séance commence avec un premier pantoun :

Asam kandis asam gelugur
ketiga dengan asam rembunia
Nyawa menanggis di-pintu kubur
hendak pulang k-dalam dunia

Fauconnier n’indique que le sens général du premier distique :

Voici des fruits aigres-doux, des plantes à saveur amère

Et donne une très belle traduction du deuxième distique :

L'âme pleure à la porte de la tombe ;
Elle voudrait tant revenir dans le monde...

Alors on continue avec un deuxième pantoun:

Nasi basi atas para
nasi masak dalam perabu
Puchat kaseh badan sengsara
hidop segan mati ta-mahu

Une fois de plus Fauconnier ne traduit pas explicitement le premier distique. Il parle de nature morte :

du riz aigri, abandonné dans une barque.

Et se contente de traduire le deuxième distique :

Lividité amoureuse, chair torturée,
Vivre est insipide et on ne veut pas mourir...

Puis viennent encore deux autres pantouns. Je n’en donne que le premier avec sa traduction :

Kerengga di-dalam buloh
serabi berisi ayer mawar
Sampai hasrat di-dalam tuboh
tuan sa-orang jadi penawar

Fourmis rouges dans le creux d'un bambou,
Vase rempli d'essence de rose...
Quand la luxure est dans mon corps
Mon amie seule me donne l'apaisement

C'est aussi au cours de cette séance de pantouns que Rolain explique ce qu'est un pantoun (par exemple à propos du riz aigri : le premier distique est une nature morte, le deuxième est l'état d'âme du tableau). Et on parle de ce qui est perdu dans la traduction (rythme, rime, assonances) et ce qui ne l'est pas (si on sait y faire) : « ce qui en fait le charme pour les Malais », les « jeux de mots », les « équivoques », les « allusions ténues ». Hélas, c’est encore plus difficile à traduire, me semble-t-il, que le reste ! « Il faut avoir vécu longtemps parmi eux », y lit-on, « pour s’apercevoir des interprétations diverses qui peuvent être données à chaque mot à côté de son sens littéral. Ils savent tous par cœur un grand nombre de pantouns (on croirait entendre Rienzi, l’auteur de Océanie ou cinquième partie du Monde de 1836 qui a été le premier Français à parler pantoun) et en inventent sans cesse de nouveaux. Leur conversation est pleine de ces images poétiques qui sont des images instables. C’est entre le concret et l’abstrait un jeu de saute-mouton où le mouton n’est pas seulement sauté, mais sauteur, et dont notre souci de traduire avec netteté, arrêtant net l’élan des idées, ne nous offre que le cliché d’une acrobatie ridicule. Le mot à mot est ce qui trahit le plus ».
Et comme pour illustrer ce qui vient d’être dit, la pluie s’étant brusquement arrêtée, on entend un appel, « un cri douloureux et faible comme l’appel d’un blessé ». « C’est le punggok qui a revu la lune… ». Et tout de suite on pense, non à un pantoun, mais à un fameux syair, celui du hibou (punggok) amoureux de la lune, et que Georges Voisset, dans son Anthologie de poésie traditionnelle malaise – Sonorités pour adoucir les soucis, éditée chez Gallimard en 1996, a traduit en lui donnant le joli titre : Lai du Hibou qui bayait à la lune. Et Rolain continue : « Il vole toujours dans les rayons de lune. Il voudrait être pris dans ses filets de soie blanche, enlevé jusqu’à elle, mais les mailles sont trop fragiles. Il tombe par terre en gémissant ». Voilà donc une image qui est familière à tout Malais (expression proverbiale aussi : un garçon est amoureux d’une fille inaccessible comme le hibou de la lune), qui pourrait être également utilisé pour un pantoun, qui l’est d’ailleurs, et qui entraîne d’autres images : le hibou se baigne dans les rayons de la lune, une image qui vient probablement de plus loin, d’Inde où c’est un autre oiseau nocturne, le cacora, qui est amoureux de la lune et qui « s’abreuve de ses rayons » (voir l’Océan des Rivières des Contes de Somadeva).

Un pantoun à nouveau en sous-titre au chapitre 3 Voyage :

Kupu-kupu terbang melintang
terbang di-laut di-ujong karang
Pasal apa berhati bimbang
dari dahulu sampaï sekarang
Papillons volant deci-delà
volant sur la mer à la pointe des récifs
Pourquoi ce trouble dans mon coeur,
qui vient de loin, qui dure encore?
(Trad. H. F. 1954)

Le trouble est dans le cœur de l’auteur (ou plutôt dans celui qui dit je). Déprime, pause dans le travail : même en Malaisie, il y a un moment où les arbres hibernent, à 35° à l’ombre !, questions sur la soi-disant vie d’aventures qu’il avait choisie, mais le trouble est aussi dans celui de Smaïl qui a fait tomber par inadvertance le beau kriss de Rolain, celui qui, croit-on « a appartenu au fameux Panglima Prang Semaun ». Smaïl est tombé en « latah », un démon dans son corps. Prémonition de ce qui va lui arriver plus tard. Le kriss a la pointe rouillée, la rouille tourne au rouge, le kriss a soif…
C’est alors que Rolain décide d’emmener son jeune ami en voyage, de l’autre côté de l’île, passant la montagne jusqu’à atteindre la mer. Ce qu’illustre ce distique :

Tujoh gunong sembilan lautan
kalau ta-mati sahaya turutkan
Sept montagnes, neuf mers
Si je ne meurs, j'explorerai
(Trad. H. F. 1954)

Au cours du voyage Smaïl et son frère Ngah se font professeurs de littérature et de poésie. On mentionne brièvement le conte de « papa sauterelle », c’est le Pa Bilang traduit par Overbeck (extrait des Tcherita Jenaka). On récite des pantouns. On parle par allusions : morceau du pantoun des sangsues pour dire qu’on est amoureux, puis « l’hameçon est cassé » (mais non, elle ne t’aime pas), puis « allume-t-on une lampe ? » (mais elle me fait de l’œil), et enfin : « très sucrée est la canne sur l’autre rive » (tout le monde comprend : elle en aime un autre). Mais Fauconnier ne cite pas seulement des pantouns. Lorsque les voyageurs passent dans un village et sont accueillis par une volée d’enfants, Smaïl s’adresse à eux en les appelant du mot charmant Kulup qui veut dire prépuce (ils ne sont pas encore circoncis) et leur chante cette chanson :

Allez, petits enfants, allez vous baigner
Rafraîchir vos corps chauds comme des gâteaux
Laver vos corps farinés de poussière
Cacher dans l’eau saumâtre vos corps tout nus
Nus comme le buffle qui a perdu l’anneau de son mufle
Nus comme le lézard qui a un toupet sur la tête
Votre mèche est collée prenez garde de vous noyer
L’archange Gabriel ne saurait par où vous prendre

C’est alors qu’ils atteignent cette crique qui leur paraît comme un coin de paradis, où ils nagent, se roulent dans le sable, sont heureux, jusqu’à ce qu’un bateau jette l’ancre et que par lui va arriver le malheur, mais ils ne le savent pas encore : l’équipage apprend à Smaïl et à son frère qu’à Kampong Nyor (le village de la noix de coco) il y aura grande fête le soir car le fils du Rajah Long sera circonscrit.
Et voilà qu’un autre distique annonce déjà le futur face-à-face entre Smaïl et la fille du Rajah et le danger qu’il va courir, la colère du Rajah, mais Smaïl n’en aura cure :

Laksana buah kepayang
Di-makan mabok di-buang sayang
Comme le fruit du kepayang
Le manger c'est dangereux, le jeter c'est dommage
(Trad. H. F. 1954)

Ils vont donc à la fameuse fête. Sur l’estrade une troupe de danseuses. Puis c’est Smaïl qui leur succède. La fille du Rajah a, un instant, écarté son voile, et jeté un coup d’œil curieux à Smaïl. Alors Smaïl récite pantoun après pantoun. Et ils sont de plus en plus osés, ces pantouns que Smaïl jette à la face de la fille du Rajah. Ils sont en français et Fauconnier n'en donne pas les textes en malais. C'est dommage. Ils doivent exister.

Une noix de coco verte on entend l'eau de son coeur
Un dourian jaunissant garde ses secrets
Je sais pourquoi je te veux dans mes mains
Tu ignores pourquoi tu te veux sur mes lèvres

L'homme est un dourian pour la fille nubile
Dur hérissé elle a peur qu'il la meurtrisse
Après le dégoût et l'effroi la curiosité
Après la curiosité le désir toujours accru

Ouvre le fruit à l'odeur inquiétante
Tu ne pourras plus t'en rassasier jamais
Ses graines comme des oeufs glissent sous les doigts
Sa crème est forte et douce comme l'ail et du lait

La foule exulte mais le Rajah pas content du tout !
Tout de suite à la fin de cette scène une petite voix, celle de Ngah, chante ce distique :

La petite noix de coco elle ne contient pas d'eau
Elle a été bue par la lune
Nyor semantan bukan
Nyor di makan bulan

On arrive alors au dernier chapitre, le chapitre du drame. Le titre ? Un mot terrible : Amok. Et un distique encore en sous-titre au chapitre Amok

Terang bulan terang temaram
hantu berjalan laki bini
La lune éclaire un ciel voilé
Les démons rôdent, mâle et femelle
(Trad. H. F. 1954)

Oui, les démons rôdent. C’est Smaïl qui est possédé. On a appelé Pa Dawang, le grand sorcier. Il « saisit deux poignées de poudre grise, et dressé tout debout face au couchant, les jeta vers le soleil ». Et « de sa voix rauque », jette des anathèmes comme ce distique encore:

Mambang kuning mambang kelabu
Pantat kuning di sembor abu

Spectre jaune spectre gris
Ton cul jaune soit fouetté de cendres !

Cet anathème-là on le trouve également dans le livre des charmes de Georges Voisset (Georges Voisset : Le livre des charmes, incantations malaises du temps passé, édit. Orphée/La Différence, 1997), un charme « pour conjurer le spectre du ponant », dit Georges Voisset. Voici sa version :

Sylphe jaune, sylphe cendré,
Cul jaune, en cendres soit craché !

Et il explique : « Un sylphe nocif se manifeste au ponant lorsque le soleil répand sur la terre une irisation jaune, notamment après la pluie ». Donc ici on serait plutôt à contre-emploi, si on peut dire, mais qu’importe.
D’autres incantations suivent. La première commence ainsi :

Je connais ton nom et ton origine

Rien n’impressionne les esprits comme de s’entendre rappeler leur origine, lit-on dans Malaisie. Et là encore on en trouve de nombreux exemples dans les charmes et incantations traduits par Georges Voisset :

Je vous réduis par la connaissance de vos origines !

Ou :

Je sais quelle est ton origine

Mais Pa Dawang n’a pas terminé. Finalement il sait de quel esprit il s’agit, un badi. Et on a une nouvelle incantation :

O Badi ! O Badi ! O Badi !
Entre dans ce bouquet de feuilles
Absorbe l’essence de ces feuilles

Retourne aux lieux d’où tu vins
Dans l’eau qui coule et s’infiltre
Dans le vent qui passe et ne repasse plus
Dans les abîmes rouges de la terre

« Un badi ce n’est pas un démon, mais… une entité maligne qui habite tout ce qui vit… un fluide, un pouvoir d’obsession… c’est le badi qui passe des yeux du tigre, du serpent dans les yeux de leurs victimes… qui fait que parfois le regard d’un passant vous démoralise, pèse sur une journée, l’assombrit… le badi n’est qu’une possibilité d’être, comme un mauvais acte en germe… », écrit Fauconnier. « C’est aussi le mauvais œil, la malveillance qui se dégage de la carcasse de l’animal abattu », dit Georges Voisset qui cite cette scène d’exorcisme de Smaïl dans l’introduction à son livre de charmes.
Plus tard on a l’impression que Smaïl a récupéré, va mieux, mais c’était une fausse impression. Il ne pense qu’à effacer une offense imaginaire : voyant le Rajah attablé avec les deux Français, il avait cru voir un geste méprisant du Rajah qu’il imagine avoir été dirigé contre lui. Alors quand on s'aperçoit que Smaïl est parti en emportant son kriss, ce pantoun :

Hendak puchok puchoklah jering
jering ta-biasa puchok di-dahan
Hendak kukok kukoklah biring
biring ta-biasa kalah di-medan
Tu veux pousser? Pousse donc, petite plante!
S'il ne te convient pas de pousser sous les branches
Tu veux chanter ? Chante donc petit coq !
Petit coq qui n'admet pas d'être vaincu dans l'arène
(Trad. H. F. 1954)

C’est alors le drame. Smaïl est devenu amok. Il transperce le Rajah avec son kriss. Puis entame sa course d’amok à travers le kampong. Les deux Français cherchent à le récupérer. N’y arrivent pas. Il tue encore, il a déjà tué, poursuivi par la police, tombe dans les bras de Rolain qui, voyant les poursuivants arriver, le transperce de son kriss. Le sauvant de la prison et de la pendaison.
Vient alors ce dernier pantoun :

Kalau tuan mudek ka-ulu
charikan sahaya bunga kemoja
Kalau tuan mati dahulu
nantikan sahaya di-pintu shurga

Que H. F. traduit magnifiquement (en 1954):

Si tu vas vers les sources du fleuve
Cueille pour moi la fleur frangipane
Si tu meurs avant moi
Attends-moi à la porte du ciel

Et on ne sait si c’est à Smaïl qu’est adressé ce très beau pantoun ou à Rolain qui va partir, peut-être pour mourir lui aussi. Il va être accusé d’assassinat à son tour. Mais il avait peut-être décidé déjà, bien avant que se déclenche le drame, de mettre fin à ses jours en transmettant son domaine à son jeune ami, son cadet.

Je n’ai pas élucidé le mystère des pantouns non traduits dans l’édition originale, puis traduits en 1954, on ne sait à quelle occasion, et qui apparaissent soudain dans cette fameuse publication des Editions du Pacifique de 1996. Peut-être Fauconnier voulait-il simplement conserver un aspect occulte dans son roman, déchiffrable que pour les initiés, comme Segalen avait placé des idéogrammes en tête de ses Stèles, refusant dans son édition première de les traduire. Mais ce qui me paraît évident maintenant et ce que je n’avais peut-être pas compris lors de ma première lecture, c’est que tous les pantouns (et aussi les distiques) traduits ou non, et semés tout au long de ce merveilleux roman ont été soigneusement choisis pour l’illustrer. Ils participent à l'action et souvent la précèdent, l'annoncent. Ils sont au cœur du roman, je l’ai déjà dit. Pas étonnant puisque ce roman veut être l’âme de la « malayité » (Soul of Malaya est d’ailleurs le titre choisi par Fauconnier pour la version anglaise de son roman). Et qu’est-ce que le pantoun s’il n’est pas l’âme du peuple malais ?

(mars 2013)