Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 5 : C comme Celan. Paul Celan et la langue des assassins

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(Peut-on faire de la poésie après la Shoah? Paul Celan, juif de Bucovine et grand poète allemand. La Fugue de la Mort. Vie et oeuvre. Relation avec Ingeborg Bachmann)



Que m’a apporté cette longue étude des écrivains judéo-allemands ? Peu de choses que je ne savais déjà. Bien sûr leur nombre m’a impressionné. Mais les plus grands d’entre eux, ceux qui ont marqué la littérature allemande de leur empreinte, je les connaissais bien sûr. Et j’ai pourtant fait une découverte, une grande découverte, celle du poète Paul Celan. Une découverte qui fut un choc. A cause de cette noirceur, cette désespérance inguérissable, cette limpidité de la langue. Et même si je l’ai déjà cité, je vais reprendre encore une fois ce jugement de Gil Pressnitzer que l’on peut trouver sur le net (voir Paul Celan, poète d’après le déluge): « sombre, compacte comme basalte noir, hermétique le plus souvent, la poésie de Celan se dresse comme un immense monolithe devant nous ». Alors j’ai eu envie d’y revenir à Celan, d’essayer de mieux le cerner, de reprendre les deux poèmes que j’ai déjà cités et traduits, d’en citer d’autres encore, essayer, modestement, d’en comprendre le sens, et de me laisser aller au plaisir de la traduction poétique, en dilettante que je suis. Et pour cela j’ai acquis, en plus de son Pavot et Mémoire (Mohn und Gedächtnis, Gedichte, édit. Deutsche Verlags-Anstalt, Munich, 2012), une édition complète de ses poèmes comportant, grâce à de nombreuses notes, non des interprétations des poèmes mais des repères, souvent bien utiles : Paul Celan : Die Gedichte – Kommentierte Gesamtausgabe, édit. Suhrkamp, Francfort, 2012 (la première édition date de 2003. Les commentaires sont de Barbara Wiedemann).

De Czernowitz à Paris


Mais avant d’attaquer son œuvre il faut d’abord revenir à sa biographie et à ce que l’on sait de sa personnalité. Celan était né à Czernowitz en 1920. C’était la capitale de la Bucovine, région qui faisait partie dans le temps de l’Empire austro-hongrois, qui était entourée par la Bessarabie, la Moldavie, Siebenbürgen et la Galicie, qui avait une population en majorité germanophone comme Siebenbürgen et la Galicie, et qui, après la première guerre mondiale, était devenue une région de la Roumanie. Son nom véritable était Paul Antschel qui s’écrivait Ancel en roumain (d’où l’inversion Celan). Ses parents, Leo Antschel-Teitler et Friederike née Schrager, faisaient partie de la bourgeoisie juive. La moitié de la population était d’ailleurs juive et la bourgeoisie était tournée vers Vienne et les lumières. Czernowitz possédait un théâtre, un opéra et une université. Les parents de Paul parlaient l’allemand à la maison, lui-même a dû apprendre l’hébreu (« la langue du père ») et le roumain au moment d’entrer en classe. Plus tard il apprendra le français, l’anglais, le russe et l’espagnol et fera des traductions de poèmes à partir de toutes ces langues. Il semble que, comme pour Marcel Reich-Ranicki et pour Elias Canetti, c’est sa mère qui avait une admiration toute particulière pour la langue allemande. C’est elle qui lui lira des contes de fées et lui récitera des poèmes allemands. Et c’est à cause d’elle qu’il gardera toute sa vie une affinité toute particulière pour le « doux et douloureux vers allemand » (voir sur le net l’hommage à Celan par Rüdiger Sünner, sous le titre : Eichne Tür, wer hob dich aus den Angeln ?, un vers d’un poème de Celan, Espenbaum, voir plus loin). Et c’est pourtant elle qui sera tuée d’un coup de révolver dans la nuque par une brute allemande ! En juin 1940, à la suite des accords Ribbentrop – Molotov, les Russes annexent une partie de la Bucovine. Un an plus tard les fascistes roumains accompagnés de SS reprennent Czernowitz. Trois mille juifs sont tués puis, en octobre 1941, on créé un ghetto (une première dans cette ville, en fait il s’agit plutôt d’un camp de regroupement) et on commence à les déporter dans des camps. C’est le cas des parents de Paul Celan : le père meurt du typhus au cours des transports (en automne 1942), sa mère est assassinée dans un camp en Ukraine dans l’hiver qui suit. Paul Celan ne s’en remettra jamais. D’autant plus qu’il a un certain sentiment de culpabilité. Il avait trouvé un refuge et leur avait demandé de le suivre. Ils ont refusé. Par fatalité ou parce qu’ils ne pouvaient croire à la réalité de ce qui était en train de se passer. Quand il est revenu le lendemain la maison était vide. Ils avaient été arrêtés. Et lui se faisait d’amers reproches : il aurait dû insister…

Son poème le plus connu, Todesfuge (Fugue de la Mort), est en quelque sorte un monument dressé à leur mémoire (c’est un tombeau, a dit Celan lui-même). Il commence ainsi :


Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitzen die Sterne er pfeift seine Rüden herbei
er pfeift seine Juden hervor läßt schaufeln ein Grab in der Erde
 er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz

(Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
nous le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise
Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
qui écrit quand il fait sombre en Allemagne tes cheveux d’or Marguerite
il écrit cela et va à sa porte et les étoiles brillent il siffle ses molosses
il siffle ses Juifs leur fait creuser une tombe dans la terre
il nous ordonne jouez qu’on danse)

Et il continue ainsi :

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich morgens und mittags wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
Dein aschenes Haar Sulamith wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr andern singet und spielt
er greift nach dem Eisen im Gurt er schwingts seine Augen sind blau
 stecht tiefer die Spaten ihr einen ihr andern spielt weiter zum Tanz auf

(Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons le matin et le midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
qui écrit quand il fait sombre en Allemagne tes cheveux d’or Marguerite
Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons une tombe dans les airs on n’y couche pas à l’étroit
Il crie creusez plus profond dans la terre les uns les autres chantez et jouez
il prend son fer dans sa ceinture et l’agite ses yeux sont bleus
creusez plus profond avec vos bêches les uns les autres chantez et jouez pour la danse)

Et encore :

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags und morgens wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
Ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith er spielt mit den Schlangen
Er ruft spielt süsser den Tod der Tod ist ein Meister aus Deutschland
er ruft streicht dunkler die Geigen dann steigt ihr als Rauch in die Luft
 dann habt ihr ein Grab in den Wolken da liegt man nicht eng

(Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
Nous buvons et buvons
Un homme habite la maison tes cheveux d’or Marguerite
tes cheveux de cendre Sulamith il joue avec les serpents
Il crie jouez plus suave la mort la mort est un maître qui vient d’Allemagne
il crie plus sombres vos violons alors vous montez en fumée dans les airs
alors vous avez une tombe dans les nuages on n’y est pas à l’étroit)

Et voici la fin de ce poème terrible :

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutschland
wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der Luft
er spielt mit den Schlangen und träumet der Tod ist ein Meister aus Deutschland
dein goldenes Haar Margarete
 dein aschenes Haar Sulamith

(Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi la mort est un maître qui vient d’Allemagne
nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons
la mort est un maître qui vient d’Allemagne ses yeux sont bleus
il te tire avec une balle de plomb son tir est précis
un homme habite la maison tes cheveux d’or Marguerite
il lâche ses molosses sur nous il nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître qui vient d’Allemagne
tes cheveux d’or Marguerite
tes cheveux de cendre Sulamith)



C’est un poème qui vous glace le sang. Littéralement. Je l’ai déjà dit. Il est facile à comprendre. Pas besoin de longues explications. Et il est facile à traduire. Peu d’hésitations. Da liegt man nicht eng : mot à mot on n’y est pas couchés à l’étroit ; on pourrait dire plus simplement : on n’y est pas à l’étroit. J’aurais préféré : on y est couché à l’aise. Mais dans un article intitulé Celan und kein Ende ? (Celan sans fin) que l’on peut trouver sur le net, Christine Ivanovic fait remarquer qu’en allemand eng, étroit, et Angst, la peur, ont la même origine étymologique : donc être couché à l’étroit c’est aussi être couché avec la peur. Dont acte.


Er pfeift seine Rüden herbei : le mot Rüde, chien mâle n’existe pas en français. Pour garder l’idée de violence du mâle j’ai traduit par molosses. Certains traduisent simplement par chiens. Le Suisse John E. Jackson, poète et spécialiste de Celan, traduit par dogues : c’est mieux, car ce sont là les chiens les plus utilisés par les gardes des camps (avec les bergers allemands) dogues et dobermans.


Aus Deutschland : d’Allemagne, mais avec le sens de provenance : j’ai traduit un maître qui vient d’Allemagne. Je vois que Jackson, lui aussi, a traduit par venu d’Allemagne. Le nom Deutschland est répété six fois dans ce poème, comme un acte d’accusation contre un pays. Il n’apparaîtra plus jamais dans sa poésie sauf une fois, dans Wolfsbohne (Lupin), un poème que Celan n’a pas voulu publier.
Pourquoi Marguerite et Sulamith ? J’ai lu quelque part que l’une serait l’Allemande à qui le gardien qui habite dans la maison écrit le soir comme un homme ordinaire qui aime sa femme et l’autre bien sûr la Juive enfermée, humiliée, tuée et brûlée dans un four crématoire (cheveux de cendre). Mais Celan parle aussi de sa « mère blonde » dans le poème Espenbaum (le tremble, voir ci-après). Ne pourrait-on penser que c’est la double identité de sa mère ? Juive et Allemande ? En tout cas les deux noms symbolisent deux femmes importantes des deux cultures allemande et juive, l’une la Marguerite du Faust de Goethe, l’autre la Sulamith du Cantique des cantiques de Salomon (das Hohelied en allemand d’après la traduction de Luther) (Reviens, reviens, o Sulamite – reviens, reviens, pour que nous te regardions !).
Et les serpents ? Pas besoin d’être un grand mythologue pour comprendre que le serpent personnifie le mal. On a celui du Paradis, de l’Arbre du Bien et du Mal. Et dans la mythologie scandinave, l’Edda, on a le serpent Midgas qui est le Chaos final, qui avale le Monde. D’après Barbara Wiedemann qui donne quelques repères dans la Collection complète des Poèmes de Celan, celui-ci se serait souvenu d’un poème de Trakl, Psalm, où il y aurait ce vers :


In seinem Grab spielt der Magier mit seinen Schlangen
(Dans sa tombe le Mage joue avec ses serpents)


C’est d’autant plus plausible que, d’après les biographes de Celan, Trakl faisait partie de ses poètes favoris qu’il lisait, ainsi que Hölderlin et Rilke, dans la bibliothèque d’un ami de ses parents (voir la communication d’Yves Namur sur le net : Paul Celan et notre quête d’identité où il cite le témoignage d’une amie de jeunesse, Edith Silberman). Autre interprétation possible : les serpents sont les nattes des femmes juives qu’on leur a coupées avant de les incinérer.


La Fugue de la Mort a été écrite à Bucarest en mai 1945 et publiée pour la première fois en Allemagne en 1952. C’est ce poème que Paul Celan va lire en mai-juin 1952 à Bad Niendorf devant le fameux Groupe 47, un groupe informel de jeunes écrivains allemands qui se veulent néo-réalistes (dont font partie Heinrich Böll, Günter Grass, Walter Jens entre autres) et qui se rassemblent sous la houlette d’un chef autoritaire (Hans Werner Richter) pour lire des textes qui sont immédiatement critiqués par les membres présents (Reich-Ranicki en parle dans son autobiographie). Cela se passe très mal (la séance est décrite en détail sur le site allemand de Wikipedia relatif à Paul Celan). On se gausse de son lyrisme emphatique (il y en a un qui parle de « Singsang », péjoratif pour chant modulé, de la Synagogue, un autre du style Goebbels, c’est dire !). De toute façon Celan se rend bien compte qu’il embête tout le monde en évoquant la Shoah dans ses poèmes. Il n’y a pas que Adorno à déclarer que faire de la poésie après la Shoah c’était barbare, il y en d’autres qui préfèrent qu’on n’en parle plus et d’autres encore qui lui en veulent pour cela. Et puis lui-même souhaite qu’on ne l’édite plus, ce poème étant, dit-il, trop explicite et ne convenant plus à sa manière plus tardive, de plus en plus énigmatique.


Avant de continuer sa biographie j’aimerais revenir encore une fois à cet autre poème très court, Espenbaum (le tremble). Si la Fugue est le monument funéraire de ses parents (et du peuple juif en général puisqu’on y évoque les fumées des crématoires), Espenbaum est, lui, une couronne pour sa mère :


Espenbaum, dein Laub blickt weiss ins Dunkel.
 Meiner Mutter Haar ward nimmer weiss.

Löwenzahn, so grün ist die Ukraine.
 Meine blonde Mutter kam nicht heim.

Regenwolke, säumst du an den Brunnen?
 Meine leise Mutter weint für alle.

Runder Stern, du schlingst die goldne Schleife.
 Meiner Mutter Herz ward wund von Blei.

Eichne Tür, wer hob dich aus den Angeln?
 Meine sanfte Mutter kann nicht kommen.

(Tremble, blanches sont tes feuilles dans la nuit
Les cheveux de ma mère ne sont jamais devenus blancs.

Dent-de-lion, si verte est la plaine d’Ukraine
Ma blonde mère n’est pas rentrée chez nous.

Nuage de pluie, tardes-tu, à l’approche des puits ?
Ma douce mère pleure pour tous.

Étoile ronde, tu enroules la traîne d’or.
Le cœur de ma mère a été blessé par le plomb
.
Porte de chêne, qui t’a soulevée hors des gonds ?
Ma tendre mère ne peut pas venir).


Ce poème, aussi, date de 1945, quand Celan étudiait à Bucarest. Là aussi peu de difficultés pour la traduction. D’après le mot à mot les feuilles du tremble regardent blanches dans l’obscurité. Valérie Briet citée par Yves Namur, rend le regard par brillent blanches (dans les ténèbres). J’ai remplacé Ukraine par plaine d’Ukraine pour des questions de rythme. Le verbe säumen est plutôt rare. On connaît plus le verbe versäumen, rater (rater parce qu’on ne l’a pas fait à temps). Ici säumen peut se traduire par hésiter ou tarder : le nuage tarde à se déverser. L’étoile ronde c’est l’étoile juive. L’avant-dernier vers, porte de chêne qui t’as soulevée hors des gonds, est particulièrement puissant. Rüdiger Sünner l’a mis en tête de son texte. « Quelle image saisissante », dit-il, « de tout ce qui est allé de travers dans les processus intellectuels, de la transformation des mythes en pouvoir de destruction, de tout ce que « l’arbre du monde » germanique a enterré dans sa chute, cet arbre qui avait été un jour le symbole de  la vie et du développement ». 
Un mot encore à propos de la forme : le poème est constitué de cinq distiques. Ce genre de distiques, rimés et commençant avec une référence à la nature (feuille d’un arbre) sont caractéristiques de la poésie (ou chanson) populaire roumaine (la doina).
Ce poème n’est pas le seul qui évoque sa mère. Il y a aussi Schwarze Flocken (Flocons noirs) dont je parlerai plus loin, Der Reisekamerad (Le compagnon de voyage) et un poème sans titre qui commence par : Es fällt nun, Mutter, Schnee in der Ukraine (Mère, voilà que tombe la neige en Ukraine). Paul Celan ne voulait pas que le premier soit réédité parce qu’il était trop personnel, qu’il évoquait la mort de sa mère d’une façon trop précise. De même le manuscrit du troisième était marqué : publication interdite. Les deux poèmes datent de 43 ou 44 (la mère de Celan a été tuée au cours de l’hiver 42-43). Le compagnon de voyage date de l’époque parisienne (1951). Dans une interview Celan indique qu’au moment de choisir le titre il s’était souvenu d’un conte d’Andersen que sa mère lui avait conté dans son enfance. Le héros du conte en question, envoyé par son père pour parcourir le monde, empêche qu’une tombe soit profanée. Alors le mort va l’accompagner jusqu’à ce qu’il ait trouvé le bonheur. Voici le début de ce poème :


Deiner Mutter Seele schwebt voraus.
Deiner Mutter Seele hilft die Nacht umschiffen, Riff um Riff.
 Deiner Mutter Seele peitscht die Haie vor dir her.

(L’âme de ta mère flotte devant toi
L’âme de ta mère t’aide à contourner la nuit, récif après récif
L’âme de ta mère fouette les requins devant toi)


Le poème Flocons noirs a été composé quand Celan a appris la mort de son père. Voici ce poème :

Schnee ist gefallen, lichtlos. Ein Mond
ist es schon oder zwei, daß der Herbst unter mönchischer Kutte
 Botschaft brachte auch mir, ein Blatt aus ukrainischen Halden :

"Denk, daß es wintert auch hier, zum tausendstenmal nun
im Land, wo der breiteste Strom fließt:
Jaakobs himmlisches Blut, benedeiet von Äxten ...
O Eis von unirdischer Röte - es watet ihr Hetmann mit allem
Troß in die finsternden Sonnen ... Kind, ach ein Tuch,
mich zu hüllen darein, wenn es blinket von Helmen,
wenn die Scholle, die rosige birst, wenn schneeig stäubt das Gebein
deines Vaters, unter den Hufen zerknirscht
das Lied von der Zeder ...
Ein Tuch, ein Tüchlein nur schmal, daß ich wahre
nun, da zu weinen du lernst, mir zur Seite
 die Enge der Welt, die nie grünt, mein Kind, deinem Kinde!"

Blutete, Mutter, der Herbst mir hinweg, brannte der Schnee mich :
sucht ich mein Herz, daß es weinte, fand ich den Hauch, ach des Sommers,
war er wie du.
 Kam mir die Träne. Webt ich das Tüchlein.

(De la neige est tombée, sans clarté. Cela fait déjà une lune
ou deux que l’automne sous une bure de moine
m’a apporté un message à moi aussi, une lettre des versants d’Ukraine :

« Songe qu’ici aussi c’est l’hiver, pour la millième fois maintenant
dans ce pays où coule le plus vaste des fleuves :
sang céleste de Jaacob, béni par des haches…
Oh glace d’une rougeur irréelle - leur hetman y patauge avec
tout son train vers les soleils qui s’assombrissent… Enfant, ah un drap
pour m’y enrouler, quand brillent les heaumes,
quand éclate la motte, colorée de rose, quand poudroient comme neige
les ossements de ton père, et que les sabots
en crissant écrasent la chanson du cèdre…
Un drap, juste une petite bande de tissu, pour que j’y garde,
maintenant que tu apprends à pleurer, à mes côtés
l’étroitesse du monde qui ne verdit jamais, mon enfant, non plus pour le tien ! »

L’automne m’est passé, mère, saignant, la neige m’a brûlé :
mon cœur, je l’ai cherché, pour qu’il pleure, j’ai trouvé le souffle, ah celui de l’été,
il était comme toi.
Les larmes me sont venues. Le bandeau, je l’ai tissé.)


Deux triptyques encadrent la partie centrale du poème qui est le message de la mère, instituant ainsi un dialogue entre elle et son enfant. Jaacob écrit selon l’hébreu et le chant du cèdre évoquent la terre promise, c’est à dire le désir sioniste perdu du père. La glace, mot à mot, a une rougeur non terrestre, ce qui sonne mal. Et extraterrestre fait science-fiction. J’ai préféré irréelle mais on perd peut-être le sens sacré, mystique. Hetman, Tross, Helme, Hufen font surgir des éléments de l’épopée germanique qui ont été faussés par l’idéologie nazie, dit Christine Ivanevic. En fait le hetman était le titre de ce capitaine de cosaques orthodoxes, Chmielnitzky, qui, en 1648, lors du soulèvement des Polonais, a effectué un véritable génocide en Pologne, dévastant et détruisant en même temps les communautés juives de Pologne (et pénétrant même en Bucovine). Il n’avait donc rien de germanique. Mais il est clair que Celan veut évoquer l’Histoire. C’est pour cela que je préfère heaume à casque pour traduire Helme. Tross peut se traduire par train ou équipage : j’ai préféré train, pensant au Diable et son train. Tüchlein est le diminutif de Tuch. Nous n’avons pas d’équivalent en français si ce n’est linge et lingette, un mot qui ne convient pas au tragique de l’histoire. Dans ce cas j’ai préféré drap pour Tuch car il fait penser au drap mortuaire, au suaire. Et tant pis pour le Tüchlein que j’ai traduit par bandeau. Mouchoir aurait été meilleur : il est petit et il sert à pleurer comme à dire adieu, mais on aurait perdu la correspondance avec la demande de la mère. Il y a une particularité de la syntaxe dans le dernier triptyque qui ne semble pas frapper Ivanovic : dans la totalité du texte le verbe est avant le sujet. Une imitation de la syntaxe du yiddish, pense Barbara Wiedemann. Il me semble qu’elle a raison. Peut-être pour marquer qu’après ce drame horrible qui touche ses parents pour avoir fait partie du peuple de Jacob, l’enfant retrouve lui-même ses racines juives ?
Mais revenons à la biographie de Paul Celan. C’est une amie, Ruth Kraft – et on verra que les femmes joueront souvent un rôle important dans sa vie – qui lui a trouvé un refuge sûr dans un premier temps, un refuge où ses parents, malheureusement, ne voudront pas le suivre. Et c’est aussi elle qui le pousse à se présenter en juillet 1942 au Service de Travail (des travaux forcés en fait) organisé par le régime fasciste de Antonescu pour les juifs roumains et qui devait, au moins provisoirement, leur éviter la déportation. Et c’est ainsi que Paul Celan va casser des cailloux pour construire des routes stratégiques pour les militaires. Jusqu’au retour des Russes. Dans un article mis en ligne sur le site de la Zeit se trouve une note signée Heinrich Stiebler et intitulée Schwarze Flocken, comme le poème. Stiebler donne des informations très précises sur la déportation et la mort des parents de Celan et sur le séjour de celui-ci dans un camp de travail. Il indique que Celan a été informé très rapidement de la mort de son père, qu’on l’a même autorisé à retourner pour une semaine de deuil à Cernowitz et confirme que c’est bien à la suite de cette nouvelle qu’il a écrit, en hiver 42/43, Schwarze Flocken. Le père de Paul Celan, un technicien en construction, avait effectivement des opinions sionistes, dit Stiebler, que Celan ne condamnait pas mais qu’il considérait comme une trahison envers « la patrie de la langue allemande ». Quant à l’annonce de l’assassinat de sa mère, Celan ne l’aurait appris qu’au début 1943, par un parent éloigné qui a pu s’échapper du camp. C’est cette nouvelle qui va provoquer chez Paul Celan ce sentiment de culpabilité du survivant qui ne va plus le quitter. Un phénomène que les psychologues vont étudier plus tard. Et même lui donner un nom : « the survivor guilt ». Et qui va toucher bien d’autres survivants, comme Primo Levi et Jean Améry (pseudo de Hans Mayer) qui vont se suicider tous les deux, bien plus tard, et comme va aussi un jour se suicider en se jetant d’un pont sur la Seine, Paul Celan. En attendant il écrira ce poème :


Es fällt nun, Mutter, Schnee in der Ukraine :
Des Heilands Kranz aus tausend Körnchen Kummer.
Von meinen Tränen hier erreicht dich keine.
 Von frühern Winken nur ein stolzer stummer ...

Wir sterben schon : was schläfst du nicht, Baracke?
Auch dieser Wind geht um wie ein Verscheuchter…
Sind sie es den, die frieren in der Schlacke –
 Die Herzen Fahnen und die Arme Leuchter?

 Ich blieb derselbe in den Finsternissen :
Erlöst das Linde und entblößt das Scharfe ?
Von meinen Sternen nur wehn noch zerrissen
  die Saiten einer überlauten Harfe.

 Dran hängt zuweilen eine Rosenstunde.
Verlöschend. Eine. Immer eine ...
Was wär es, Mutter : Wachstum oder Wunde -
  versänk ich mit im Schneewehn der Ukraine ?

(Voilà que tombe la neige, mère, en Ukraine :
La couronne du Sauveur faite de mille miettes de chagrin
Aucune de mes larmes ici ne t’atteint là-bas,
Et des anciens saluts plus qu’un adieu fier et silencieux

Nous mourons déjà : pourquoi ne dors-tu pas, baraque ?
Ce vent-là aussi tourne autour comme un qui est chassé…
Sont-ce eux qui frissonnent dans les cendres –
Les cœurs en fanfare et les bras des candélabres ?

Je suis resté le même dans les ténèbres
La douceur sauve-t-elle et le tranchant dénude-t-il ?
Du haut de mes étoiles ne flottent plus que déchirées
les cordes d’une harpe trop bruyante

Quelquefois y pend encore une heure de roses
S’effaçant. Une seule. Toujours une seule…
Que serait-ce, mère : grandeur ou blessure -
si je m’enfonçais dans les bourrasques neigeuses de l’Ukraine ?)


Voilà un poème déjà nettement plus difficile à traduire. Beaucoup de symboles. La neige évoque la mort comme l’annonçait déjà l’opposition flocons – noir (ce qu’on appelle un oxymoron). Le nombre mille déjà présent dans Flocons noirs c’est l’Empire millénaire de Hitler. Des réminiscences de l’histoire juive : couronne d’épines, candélabre (à sept branches), harpe. La question de la poésie, utile (l’heure de roses de l’oubli) et inutile à la fois (les cordes déchirées ; comme le dira Adorno plus tard : il est barbare de faire de la poésie après la Shoah). Et puis il y a les qualités et les défauts de la langue allemande. Qualité : richesse des verbes. Winken évoque le geste d’agir les bras en guise d’adieu de ceux qui restent pour ceux qui partent. Comment le traduire par un seul verbe en français ? Défaut : le manque de précision de l’allemand. Scharf a de nombreuses significations possibles : épicé, aiguisé, net, entre autres. Je me demande s’il ne fallait pas le traduire par lucidité (qui met à nu). Et puis il y a bien sûr les termes obscurs comme toujours chez Celan : Wachstum signifie croissance. Où serait la croissance si le fils mourait dans la neige ? Or c’est bien de la mère qu’on parle. Elle est pour elle, la blessure. J’ai finalement traduit par grandeur.
Le camp de travail de Tabaracti où était enfermé Paul Celan est dissout en février 1944, alors que les Russes s’en approchent. Il doit d’abord travailler pour les Russes puis, à l’automne de la même année, s’inscrit à l’Université de Czernowitz, section Anglais. Il s’y lie avec la poétesse Rosa Ausländer qu’il a probablement déjà rencontrée au ghetto de Czernowitz d’où elle est originaire. Elle a survécu à un camp de concentration et, pourtant, elle aussi choisit de continuer dans la langue allemande. C’est aussi à ce moment, dit Yves Namur, que Celan prend vraiment « conscience de sa vocation de poète ». En avril 1945 il gagne Bucarest où il reste jusqu’à la fin de l’année 1947. Puis c’est Vienne où il a une liaison avec une autre grande (future) poétesse, de six ans plus jeune que lui, l’Autrichienne Ingeborg Bachmann. On en reparlera. Enfin, en juillet 1948, il rejoint Paris où il restera jusqu’à la fin de sa vie. Il faut dire qu’il était déjà venu en France avant la guerre, en novembre 1938, à Paris, puis à Tours où il voulait suivre des études de médecine. Il s’y était inscrit à l’Ecole préparatoire de Médecine et avait réussi son année, mais étant retourné à Czernowitz pour les vacances en 39, il y est resté bloqué à cause de la guerre.


Paris et Gisèle de Lestange


A Paris il s’inscrit à la Sorbonne, obtient une licence en lettres en juillet 1950 et obtiendra plus tard, en 1959, un poste de lecteur permanent à Normale Sup. Comme d’autres réfugiés juifs polyglottes (comme Walter Benjamin par exemple qui, avec le père de Stéphane Hessel, s’attaque à la traduction en allemand de la Recherche du Temps perdu) il va d’abord essayer de vivre de traductions. La liste est impressionnante : Ossip Mandelstam, Lermontov, Tchékhov, Alexander Blok, Apollinaire, Artaud, Baudelaire, Rimbaud, André Breton, Aimé Césaire, René Char, Robert Desnos, Eluard, Mallarmé, Michaux, Supervielle, Paul Valéry, Cioran, Fernando Pessoa, Giuseppe Ungaretti, la mystérieuse poétesse américaine Emily Dickinson, Marianne Moore, Shakespeare, le poète anglais, dit métaphysique, du XVIIème siècle, Andrew Marvell, etc. etc. Et même – qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour gagner sa vie – Georges Simenon. C’est aussi lui qui traduit le commentaire off de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais.   
Il fréquente les cercles d’artistes et de poètes installés à Paris. Et, en 1951, grâce à un ami commun, l’ethnologue Isac Chiva, il fait la connaissance d’une Française, Gisèle de Lestange, vieille famille aristocrate, catholique et artiste-peintre (et non germanophone, en tout cas au début), qu’il épousera fin 1952. Il en aura un fils en 1955 qu’il appellera Eric (anagramme de écris, paraît-il !). La même année il obtient la nationalité française. Avec Gisèle de Lestrange ce sera un grand amour. Avec quelques vicissitudes. D’abord parce que Celan a des problèmes psychiques dès 1962, doit être hospitalisé plusieurs fois pendant quelques mois et qu’il lui arrive même, dans une crise de délire, à vouloir attaquer son épouse avec un couteau. Ce qui fait qu’en novembre 1967 ils décident d’un commun accord à vivre séparés, tout en restant liés ensemble. Ensuite parce que Celan rencontre à nouveau Ingeborg Bachmann, au cours de ses déplacements, en Allemagne ou Autriche, en Suisse plus tard où elle a fini par se marier avec un autre (l’écrivain suisse Max Frisch), et que là aussi c’est un amour passionné et partagé. On en trouve des traces dans les œuvres des deux poètes. Et surtout dans leurs échanges épistolaires qui ont été publiés récemment en Allemagne, voir : Herzzeit – Briefwechsel Celan-Bachmann, édit Suhrcamp, Francfort, 2008. Le grand spécialiste français de Celan, Bertrand Badiou, a traduit l’ouvrage en français et l’a fait publier en 2011 aux Editions du Seuil sous le titre Le Temps du Cœur.
Mais auparavant ont été publiées les lettres, en français, que Celan a échangées avec sa femme. Gisèle est morte fin 1991. Depuis lors leur fils commun Eric Celan a tout fait pour contribuer à la mémoire de son père (et aussi celle de sa mère artiste-peintre et artiste-graveur) et a édité leur correspondance, en collaboration avec Bertrand Badiou, qui était d’ailleurs son ami de jeunesse et qui a pu s’entretenir longtemps avec Gisèle avant sa mort. Voir : Paul Celan - Gisèle Celan de Lestange – Correspondance (1951-1970), édit. Seuil, 2001 (en deux volumes : Lettres – Commentaires). Une édition allemande a paru encore la même année chez Suhrcamp à Francfort avec des commentaires additionnels de Barbara Wiedemann. Cet ouvrage apporte beaucoup d’informations complémentaires. Par exemple sur la maladie de Celan. Première attaque au cours de vacances d’hiver en décembre 1962 : il agresse un passant dans la rue et dans le train de retour il arrache un châle jaune du cou de sa femme le prenant pour une étoile juive. Il entre une première fois dans une clinique psychiatrique. Quatre autres séjours vont suivre. En novembre 1965 il tente de tuer sa femme avec un couteau ; elle s’enfuit dans la nuit, emmenant son fils. En janvier 1967 il s’enfonce un couteau dans la poitrine, blessant gravement son poumon gauche. C’est seulement cette année-là que Gisèle convainc son mari de vivre dans des logements séparés. Elle veut bien vivre sa folie à deux, dit-elle, mais pas à trois avec son fils Eric qui a alors 12 ans.
Il y a un certain nombre de choses à dire à propos de ses problèmes psychiques, me semble-t-il. A l’origine il y a bien sûr le meurtre de sa mère, jamais effacé, auquel vient s’ajouter le fameux survivor guilt dont on a déjà parlé. Celan est aussi devenu très susceptible et prend quelquefois des critiques pour des réactions antisémites. On a vu l’accueil que lui a réservé le Groupe 47. A Francfort il entend une remarque antisémite dans un magasin. A Paris c’est Max Ernst qui quitte brusquement sa table quand il voit Celan entrer dans le restaurant avec des amis juifs. Encore un mois avant son suicide, en mars 1970, il participe à un symposium sur Hölderlin et soupçonne que parmi les participants certains sont visiblement d’anciens Nazis. Et il avait probablement raison, dit Romain von Leick sur le site du Spiegel, dans un article consacré à la publication de la correspondance entre Paul Celan et sa femme Gisèle et intitulé Bittere Brunnen des Herzens (Puits amers du cœur, extrait d’une biographie de Brenatano) : la Société Hölderlin (Hölderlin-Gesellschaft) avait été créée en 1943 sous le patronage de Goebbels. Ce qui n’est pas tellement étonnant quand on sait combien Hölderlin était admiré par Hitler et consorts et qu’un certain romantisme allemand a donné naissance à l’idéologie völkisch qui, elle-même, a embrassé l’idéologie du Blut und Boden (le sang et le sol). L’Allemagne a un problème avec son passé nazi : d’un côté on n’a pas cessé de leur rappeler leur crime ethnocide (encore que certains ont protesté en disant : il y en a marre, il faut tourner la page), mais d’un autre côté le pays n’a jamais organisé lui-même sa propre épuration : Adenauer avait hâte de créer un nouvel Etat capable de fonctionner et les Américains étaient intéressés à ce qu’il réussisse parce qu’on était entré dans la guerre froide. Ce qui fait que de nombreux hauts-fonctionnaires, juges, procureurs, policiers, officiers supérieurs sont restés en place malgré un passé lourdement chargé. Et que certaines rencontres entre d’anciens Nazis et leurs victimes pouvaient être extrêmement traumatisantes pour ces dernières (voir le choc subi par Reich-Ranicki et sa femme quand, dans une réception, on leur fait rencontrer Speer). 
Et puis il y a une autre expérience que Celan a très mal vécue, celle de la véritable persécution que lui a fait subir, pendant de nombreuses années, jusqu’à sa mort et d’une manière totalement injustifiée, la veuve d’Ivan Goll, cet auteur que j’ai largement évoqué à propos de ses délicieuses Chansons malaises. Ivan Goll s’était pris de sympathie pour le jeune Celan qu’il a rencontré en 1949 et lui avait demandé de traduire certains de ses écrits en allemand dont les Chansons malaises justement, ainsi que les Géorgiques parisiennes. Or Goll meurt l’année suivante de leucémie. Celan continue le travail de traduction jusqu’en décembre 51 où, dit Yves Namur, s’installe une mésentente entre lui et Claire Goll. Celle-ci commence à l’accuser de plagiat dès 1953 et lance une véritable campagne de calomnie contre Celan qui dure jusque dans les années 60. Celan en souffre énormément jusqu’à la fin de sa vie. Il s’en fait une véritable idée fixe et juge ses amis en fonction de leur célérité à le défendre. Ce qui fait qu’il se sentira bientôt entouré d’ennemis de toutes parts (c’est l’opinion du critique Hermann Schreiber qui commente la correspondance entre Celan et ses amis Klaus et Nani Demus). Mais il faut le comprendre, dit Christine Ivanevic : la campagne de Claire Goll avait porté ses fruits. Trop de gens, écrivains, critiques, grand public, ont cru qu’il y avait quelque fondement à ces accusations et certains amis ne l’ont défendu que mollement. Barbara Wiedemann a publié, en 2000, une étude de 900 pages sur cette affaire : Paul Celan – die Goll-Affäre. Dokumente zu einer Infamie, qui montre toute l’ampleur de ce véritable travail de destruction de Celan et la manipulation sur les textes effectuée par Claire Goll. On cherche les raisons d’une telle haine. Elle était en tout cas consciente de ce qu’elle a fait puisqu’elle déclare, dit Christine Ivanevic, qu’elle avait tué trois personnes au cours de sa vie, dont sa mère et Paul Celan. En attaquant son œuvre poétique on attaquait tout ce qu’il avait voulu faire en se battant avec la langue des meurtriers pour surmonter l’horreur du génocide. On attaquait son identité même. C’était la deuxième catastrophe de sa vie, dit Christine Ivanevic. D’ailleurs on rapporte qu’il avait aperçu Claire Goll cinq jours avant la date supposée de son suicide au Goethe-Institut de Paris ! 
Et pourtant, malgré tous ces problèmes psychiques, plusieurs témoins parlent de sa vitalité (du moins apparente). Son fils Eric raconte qu’il pouvait être très drôle et qu’en mai 68 il parcourait les rues de Paris avec lui en chantant des chants révolutionnaires dans toutes les langues. Et Rüdiger Sünner rapporte un témoignage de l’écrivain suisse Dürenmatt à propos d’une visite de Celan chez lui : « Il faisait chaud… Nous avons joué au ping-pong, il nous a tous battus, à plate couture, ma femme, mon fils et moi. Il était fort comme un ours… Il buvait une bouteille de Mirabelle avec le gigot d’agneau… Le soir, sous la pergola, les étoiles d’été, il a improvisé des vers sombres dans son vers de Schnaps, a commencé à danser, chanter des chants populaires roumains, des chants communistes… C’était un garçon sauvage, sain, exubérant… ».
Mais revenons à cette correspondance publiée en 2001. Un travail monumental, dit Romain von Leick. 334 lettres et cartes postales de Paul Celan, dont 66 adressées à Eric, et 234 lettres de Gisèle. La correspondance montre l’amour profond que Gisèle porte à Paul Celan, un amour presque mystique, dit von Leick. Elle a aussi une grande admiration pour lui, même si elle s’inquiète, du moins dans les premières lettres, de ne pas connaître l’allemand et de ne pas pouvoir lire ses vers. Elle était un appui essentiel pour lui, sur le plan moral, mais aussi sur le plan matériel, en le déchargeant de tous les soucis quotidiens. Et elle lui est resté fidèle jusqu’à sa propre mort. Ses infidélités la blessent. Plus tard elle lit la poésie de Ingeborg Bachmann, elle en est touchée et, finalement, elle pardonne. Paul Celan lui a dédié le recueil de poèmes qui a succédé à Mohn und Gedächtniss et dont le titre est Von Schwelle zu Schwelle (de seuil en seuil). Il contient 47 poèmes qui vont du milieu de 1952 à la fin 1954. Beaucoup de ces poèmes s’adressent à elle par un tutoiement, mais je n’en ai trouvé aucun qui m’ait suffisamment inspiré pour me donner l’envie de les traduire. On est pourtant frappé par la puissance des images comme celle-ci : C’est sous la forme d’un verrat que ton rêve parcourt la forêt, martelant le sol, au soir finissant. Ses hures étincellent de blancheur comme la glace d’où il a émergé en la brisant :


In Gestalt eines Ebers
stampft dein Traum durch die Wälder am Rande des Abends
Blitzendweiss
wie das Eis, aus dem er hervorbrach,
 sind seine Hauer.


Relation avec Ingeborg Bachmann



Il y a plus de poèmes amoureux dans le premier recueil, adressés à Ingeborg Bachmann. Le recueil compte, entre autres, 36 poèmes qui couvrent la période qui va du séjour à Vienne jusqu’au printemps 1952 à Paris. Or, lors d’un symposium qui s’est tenu à Zurich en octobre 1994 et entièrement consacré à la relation entre Paul Celan et Ingeborg Bachmann, une des amies de Bachmann, Christine Koschel, indique que Bachmann lui avait donné, peu de temps avant sa mort, l’exemplaire de Mohn und Gedächtniss que Celan lui avait dédicacé et dans lequel il avait annoté 22 poèmes f. D., ce que l’on pouvait traduire par für Dich (pour toi) et un u. f. D. (und für Dich). On peut donc raisonnablement penser que 23 des 36 ont été écrits spécialement pour la Bachmann ou en pensant à elle. Tous sont des poèmes d’amour, dit Helmut Böttinger qui analyse sur le site de Radio allemande (Deutschlandfunk) la biographie de Paul Celan faite par l’Américain John Felstiner sous le titre Paul Celan, eine Biographie. Il faut rappeler que Paul Celan est arrivé à Vienne début 1948 mais n’y est pas resté longtemps, puisqu’il arrive à Paris dès le mois de juillet de la même année. Ce qui n’empêche que ce fut tout de suite un amour passionné. Paul avait fait la connaissance d’Ingeborg à l’office du travail et Ingeborg écrit à sa famille : le poète « surréaliste » Paul Celan qui est très fascinant est tombé merveilleusement amoureux de moi (c’est drôle : c’est la première fois que j’entends le mot surréaliste à propos de Celan. Pour le dilettante que je suis il y a pourtant bien des poèmes de Celan qui, par leurs rencontres d’images incongrues, me font penser au surréalisme). Comme celui-ci (et effectivement, Barbara Wiedemann note au sujet de ce poème que Celan, lors de son année d’études à Tours, a été en contact, quand il allait à Paris, avec le cercle des surréalistes littéraires) :


Erinnerung an Frankreich
Du denk mit mir : der Himmel von Paris, die grosse Herstzeitlose…
Wir kauften Herzen bei den Blumenmädchen :
Sie waren blau und blühten auf im Wasser.
Es fing zu regnen an in unserer Stube,
Und unser Nachbar kam, Monsieur le Songe, ein hageres Männlein.
Wir spielten Karten, ich verlor die Augensterne ;
Du liehst dein Haar mir, ich verlors, er schlug uns nieder.
Er trat zur Tür hinaus, der Regen folgt’ ihm.
 Wir waren tot und konnten atmen.

Souvenir de France
(Toi, souviens-t-en: le ciel de Paris, la grande colchique…
Nous achetions des cœurs chez les petites fleuristes
Ils étaient bleus et fleurissaient dans l’eau.
Il commençait à pleuvoir dans notre chambre,
Et notre voisin vint, Monsieur le Songe, un petit homme.
Nous jouions aux cartes, je perdis mes pupilles.
Tu m’as prêté tes cheveux, je les ai perdus, il nous terrassa
Il prit la porte, la pluie le suivit.
Nous étions morts et nous respirions encore)

Mais Celan veut fuir Vienne, « cette ville en ruines morales », dit Gil Pressnitzer sur son site, « avec les nazis toujours attablés aux cafés ». Quant à Ingeborg elle n’est pas prête à quitter Vienne. Son père avait d’ailleurs été membre du Parti (originaire de Carinthie comme le petit nazi qui a beaucoup fait parler de lui il y a quelques années). Voici quelques-uns de ces poèmes écrits entre Vienne et Paris et qu’il avait très probablement écrits pour elle :

Corona
Aus der Hand frisst der Herbst mir sein Blatt : wir sind Freunde.
Wir schälen die Zeit aus den Nüssen und lehren sie gehn :
 die Zeit kehrt zurück in die Schale.

Im Spiegel ist Sonntag,
im Traum wird geschlafen,
 der Mund redet wahr

Mein Aug steigt hinab zum Geschlecht der Geliebten :
wir sehen uns an,
wir sagen uns Dunkles,
wir lieben einander wie Mohn und Gedächtnis,
wir schlafen wie Wein in den Muscheln,
wie das Meer im Blutstrahl des Mondes.

Wir stehen umschlungen im Fenster, sie sehen uns zu von der Strasse :
es ist Zeit, daß man weiß!
Es ist Zeit, daß der Stein sich zu blühen bequemt,
daß der Unrast ein Herz schlägt.
  Es ist Zeit, daß es Zeit wird.

 Es ist Zeit.

(L’automne me mange sa feuille dans ma main : nous sommes amis
Nous décortiquons le Temps de la coquille de noix et nous lui apprenons à marcher :
le Temps retourne dans sa coquille

Il est dimanche dans le miroir
on dort en rêvant
la bouche parle vrai

Mon regard descend vers le sexe de l’amante :
nous nous regardons
nous nous disons des choses sombres
nous nous aimons comme pavot et mémoire
nous dormons comme le vin dans les moules
comme la mer dans les rayons ensanglantés de la lune

Nous nous tenons enlacés près de la fenêtre, ils nous observent de la rue :
il est temps que l’on sache !
Il est temps que la pierre accepte de fleurir
que le trouble batte un cœur
Il est temps que vienne le Temps.

Il est temps.)

Nachts
Nachts, wenn das Pendel der Liebe schwingt
zwischen Immer und Nie,
stößt dein Wort zu den Monden des Herzens
und dein gewitterhaft blaues
 Aug reicht der Erde den Himmel.

Aus fernem, aus traumgeschwärztem
Hain weht uns an das Verhauchte,
und das Versäumte geht um, groß
 wie die Schmerzen der Zukunft.

Was sich nun senkt und hebt,
gilt dem zuinnerst Vergrabnen,
blind wie der Blick, den wir tauschen,
 küsst es die Zeit auf den Mund.

(La nuit, quand le pendule de l'amour balance
entre Toujours et Jamais,
ta parole rejoint les lunes du cœur
et ton œil bleu
d'orage offre le ciel à la terre.

D'un lointain bosquet, noirci par
le rêve nous vient un souffle de ce qui est passé
et ce que nous avons manqué nous hante, grand
comme les douleurs à venir.

Ce qui maintenant s'enfonce et se lève
est pour ce qui est enseveli au plus profond en nous
et baise, aveugle, comme le regard
que nous échangeons, la bouche du Temps.)


On voit que ses poèmes dits d’amour ne sont jamais dépourvus d’une certaine amertume. La difficulté de la traduction vient de la concision souvent impossible à rendre en français sans circonlocution. Et puis il y a les mots qui ont leur propre histoire, leurs propres réminiscences dans chaque langue. Ainsi le mot Hain, mot poétique pour bois ou bosquet qui fait aussi penser aux anciens bois sacrés, comme ce Fichtenhain, le bois sacré de pins, de Poseidon, où est assassiné Ibycus du fameux poème de Schiller, Die Kraniche des Ibykus (Les grues d’Ibycus). Et le mot banal pupille, dans Souvenir de France, n’est évidemment pas capable de rendre la beauté poétique de l’allemand Augenstern, c'est-à-dire mot à mot étoile des yeux !
Celan rencontre à nouveau Ingeborg Bachmann, d’abord à Paris où elle séjourne entre octobre et décembre 1950, puis lors de ses visites pour des lectures en Allemagne et se lie plus étroitement à elle entre l’automne 1957 et juin 1958. Puis ils rompent leur relation amoureuse (et Ingeborg devient la compagne de Max Frisch) mais restent amis (leur correspondance publiée en 2008 va jusqu’en 1967). Et, probablement encore amants si l’occasion se présente. Voir le poème Mittags (A midi) qui date de 1964 et qui est assez explicite sur une rencontre à Rome :



mit dir, Herbei-
geschwiegene, lebt ich
zwei Tage in Rom
von Ocker und Rot –
kommst du, ich liege schon da,

(c’est avec toi, ta venue
tue, que j’ai vécu
deux jours à Rome
d’ocre et de rouge
tu viens, je suis déjà couché.)


Tous ceux qui commentent la correspondance Celan-Bachmann publiée en 2008 sont d’abord frappés par cette maîtrise de la langue (les commentateurs parlent de Sprachgewalt, puissance de la langue) ou plutôt de ce combat incessant avec la langue qui caractérise les deux poètes. Car l’Autrichienne est, elle aussi, une grande figure de la poésie et de la prose de langue allemande d’après-guerre. Ils ont assisté tous les deux à la même séance mémorable du Groupe 47 avec des réussites différentes : alors que Celan était moqué, la Bachmann a tout de suite été appréciée par ses pairs (pourtant en majorité plutôt néo-réalistes, ce qui ne semble pas être le cas de sa poésie à elle). Deux collections de poésie d’Ingeborg Bachmann lui ont permis d’être classée comme une des poétesses majeures de l’après-guerre : Die gestundete Zeit (Le Temps remis. Le recueil a paru en France avec le titre : Le délai consenti) en 1953 et Anrufung des grossen Bären (Invocation à la grande Ourse) en 1956. « La critique allemande la célèbre », dit Françoise Rétif dans un texte en ligne intitulé Entre ombre et lumière : Ingeborg Bachmann, Paul Celan et le mythe d’Orphée, « et sa photo avait (déjà) fait la une du Spiegel en août 1954 ». 
Quand on lit tous les textes, en allemand et en français, que l’on peut trouver sur le net à propos de la relation Celan-Bachmann telle qu’elle ressort de leur correspondance, on se rend compte qu’il faut la lire sur plusieurs plans. C’est d’abord une histoire d’amour à la fois passionnée et malheureuse. Qui a des hauts et des bas. Peter Rychlo (qui est né en Bukovine du nord et est aujourd’hui Professeur de littérature étrangère à l’Université de Czernowitz) en donne les dates précises dans un texte publié dans une Revue de Poésie, intitulé « Sie sagten sich Helles und Dunkles » (ils se sont dit des choses claires et des choses sombres). A Vienne ils ne se sont connus que pendant moins de deux mois, et pourtant c’est le coup de foudre. On apprend que Celan lui apporte des pavots, fleurs qu’il semble adorer et qui vont entrer plus tard dans le titre de son recueil de poèmes Pavot et Mémoire (deux mots qui s’opposent, comme souvent dans sa poésie : le pavot c’est l’opium, c’est l’oubli). Et, entre autres cadeaux qu’il lui offre, il y a un recueil de reproductions de Matisse et dans le Matisse un poème qui lui est dédicacé : In Aegypten (En Egypte). Je ne l’ai pas traduit parce que je ne l’aime pas. Parce que je le trouve de mauvais goût, car il lie son amour pour Ingeborg, appelée l’Etrangère, aux noms de trois femmes juives, que l’on peut supposer mortes : Ruth, Noémi et Mirjam. Comme s’il avait besoin de leur bénédiction. Voici la fin du poème :


Du sollst die Fremde neben dir
am schönsten schmücken
Du sollst sie schmücken
mit dem Schmerz um
Ruth, um Mirjam und Noemi.
Du sollst zur Fremden sagen:
 Sieh, ich schlief bei ihnen.

(L’Etrangère qui est à tes côtés
tu la couvriras des plus belles parures
Tu la pareras avec ta peine
pour Ruth, pour Mirjam et Noémi
Tu diras à l’Etrangère :
Vois, j’ai dormi avec elles.)

C’est une drôle de déclaration d’amour, il me semble. Et je me demande si elle ne contient pas dès ce moment toutes les raisons qui font échouer leur amour. Trop différents, ils resteront toujours d’une certaine manière étrangers l’un à l’autre, opposés même. Dès le départ de Celan pour Paris, en juin 48, il y a une « distanciation » entre les deux, dit Rychlo, et pas seulement géographique. Au cours des deux années qui suivent Celan écrit très rarement. Ingrid ne se donne pas vaincue. Mais ce qu’elle écrit dans une des lettres citées par Rychlo : « Tu es pour moi quelqu’un qui vient d’Inde ou d’un pays encore plus lointain, brun, sombre, pour moi tu es le désert et la mer et tout ce qui est mystère… », dénote bien cette distance qui les sépare. Ingeborg doit finalement venir à Paris en août 1949… et ne vient pas. Celan est blessé. Finalement c’est l’année suivante qu’elle arrive à Paris pour un séjour qui dure de la mi-octobre à la mi-décembre 1950. Et revient probablement encore pour un deuxième séjour au printemps suivant. Mais le résultat est un fiasco. A cause de Celan, dit Rychlo. Ingeborg est toujours aussi passionnément amoureuse. Mais elle a ses jobs à Vienne, Celan rencontre sa Gisèle en novembre 51 et Ingeborg sent qu’il ne l’aime plus. Mais continue à lui écrire. Et à l’aider pour ses lectures, la publication de ses poèmes en Autriche, l’invitation à la fameuse réunion du Groupe 47 (de mai 52). Et voudrait revenir à Paris. Celan refuse : cela n’a pas de sens, nous ne nous ferions que du mal, seule l’amitié est possible entre nous, etc. Elle ne renonce pas, pourtant. Même si, entre février 52 et octobre 57 elle est pratiquement la seule à écrire. Entre-temps, en décembre 1952 Celan a épousé Gisèle de Lestrange. Quant à Ingeborg Bachmann elle transforme sa peine en poésie (on a vu que ses deux recueils de poèmes paraissent en 53 et 56). Un des poèmes de Bachmann cités par Rychlo témoigne de l’impossibilité de surmonter trop de différences entre amants : origine, sexe, caractère. Le poème a pour titre Bruderschaft (Fraternité) :

Alles ist Wundenschlagen,
Und keiner hat keinem verziehn.
Verletzt wie du und verletzend,
 Lebte ich auf dich hin.

(Tout est porter des coups à l’autre
Et aucun n’a pardonné à l’autre
Blessée comme toi et blessante à mon tour
J’ai vécu en ne pensant qu’à toi.)


Et puis soudain c’est le retour de flamme. Lors d’une rencontre fortuite en octobre 57. Cette fois-ci c’est Celan qui prend feu. Cela se passe à Cologne près de la Cathédrale, l’hôtel s’appelle Am Hof et cela donne un poème : Köln, am Hof, dont le premier mot est Herzzeit (temps du cœur) que les éditeurs de la correspondance Celan-Bachmann ont choisi pour titre. Le mot est presque homophone avec le mot Herbstzeit, temps d’automne. Et qui fait penser au titre d’un poème de Rilke que Celan connaît bien, Herbsttag (jour d’automne) : ses premiers mots : Herr es ist Zeit,  rappellent une expression reprise plusieurs fois par Celan dans Corona, poème dont le thème, du moins apparent, est également l’automne. Le poème de Rilke, dans une forme très classique, parle du temps, de la fin de quelque chose, d’un dernier sursis pour réaliser encore ce qui n’a pas été fait (« donne, Seigneur, encore deux jours de soleil pour que les derniers fruits mûrissent »), mais qui prévient : « celui qui, maintenant, n’a pas sa maison, ne la construira plus » et « celui qui est maintenant seul, le restera longtemps ». Comment ne pas penser à la relation de Celan avec Ingeborg ? N’est-ce pas la dernière occasion de réussir ce qui n’a  été qu’un échec jusque-là ?
Mais maintenant c’est Ingeborg qui est inquiète et qui a peur : Celan est marié et a un fils. Celan informe sa femme de sa nouvelle relation amoureuse. Ingeborg supplie Celan de ne pas quitter sa femme et Gisèle demande à lire la poésie d’Ingeborg. Quant à Celan il est plein de passion, regrette ses erreurs du passé, écrit à Ingeborg presque tous les jours des lettres pleines d’amour, lui envoie ses poèmes sous forme de manuscrits au fur et à mesure de leur création (28 sur les 33 de Sprachgitter, Grille de paroles, troisième cycle de poèmes de Celan) et multiplie les rencontres avec elle (Cologne, Hambourg, Tübingen, Munich, ailleurs), tout en tenant Gisèle au courant. Cette situation dure jusqu’à la fin des années 50. C’est en automne 58 que Ingeborg rencontre l’écrivain suisse Max Frisch et décide de vivre avec lui. 
Celan accepte cette décision mais est blessé quand même. Puis viennent des critiques désobligeantes dans la presse allemande que Celan juge antisémites. La plus sévère est d’un certain Günter Blöcker parue à Berlin en octobre 59 qui le rend fou et agressif envers tous ses amis, dont Ingeborg et Max Frisch. Mais le pire c’est l’affaire Goll qui, comme on l’a vu, dure depuis 1953 et le ronge de plus en plus. Cette fois-ci Ingeborg n’en peut plus et lui écrit : après tout ce qui s’est passé entre nous il n’y a plus d’avenir pour notre amour. Et à partir de ce moment-là, dit Rychlo, la correspondance se raréfie et devient plus formelle (d’après le titre de la correspondance publiée elle se termine même en 1967). Il me semble pourtant que Rychlo oublie la fameuse rencontre à Rome dont j’ai parlé plus haut, sujet du poème Mittags et qui date de 1964 (Celan a eu une lecture au Goethe-Institut de Rome en avril 64). Il faut dire que Ingeborg s’était séparée de Max Frisch en 1962 et est allée s’établir plus tard dans cette ville. En septembre 1961 elle prépare une lettre pour Celan où elle diagnostique très bien son problème : « le plus grand malheur est en toi-même », « le méprisable qui vient de l’extérieur peut être un poison, mais il est possible d’y survivre », « tu veux être une victime, c’est à toi de ne pas l’être, tu le sanctionnes, tu y entres, c’est pour cela que je t’en veux… ». Mais la lettre n’est jamais envoyée. D’ailleurs à partir de 1962 les problèmes psychiques de Celan, on l’a vu, deviennent de plus en plus sévères (il faut croire qu’en 1964, à Rome, il a eu une rémission).


Nelly Sachs (et les autres femmes)

Ceci m’amène à parler du rôle qu’ont joué toutes ces femmes qui l’ont entouré. Toutes ont essayé de l’aider, de le sauver. Sauver et le sauver de lui-même. C’était le cas de sa femme Gisèle, d’Ingeborg Bachmann. D’une autre poétesse encore, Nelly Sachs, juive elle aussi, originaire de Berlin et qui avait pu échapper à la dernière minute à l’emprise de Hitler et sa clique en rejoignant la Suède avec sa mère, grâce à l’entreprise de la grande Selma Lagerlöff elle-même. Avec elle aussi il entretient une longue correspondance également publiée par Barbara Wiedemann (voir Paul Celan – Nelly Sachs – Briefwechsel, Francfort, 1993). Et elle aussi le soutient de son amitié. Yves Namur cite un poème de Celan, Zürich – zum Storchen, qui date de 1960 et évoque la rencontre (la première semble-t-il) entre Celan et Nelly Sachs le jour de l’ascension (26/05/1960) à Zurich à l’hôtel Zum Storchen, rencontre au cours de laquelle il semble qu’ils aient parlé de religion et de Dieu. Je le cite parce  qu’il donne une vague indication sur sa relation avec ces sujets :

Vom Zuviel war die Rede, vom
Zuwenig. Von du
und Aber-du, von
der Trübung durch Helles, von
Jüdischem, von
 deinem Gott.

Da-
von.
Am Tag einer Himmelfahrt, das
Münster stand drüben, es kam
 mit einigem Gold übers Wasser.

Von deinem Gott war die Rede, ich sprach
gegen ihn, ich
liess das Herz das ich hatte,
hoffen:
auf
sein höchstes, umröcheltes, sein
haderndes Wort –
dein Aug sah mir zu, sah hinweg,
dein Mund
 sprach sich dem Aug zu, ich hörte:

Wir
wissen ja nicht, weisst du,
wir
wissen ja nicht,
was
 gilt.

(C’est du Trop que nous avons parlé
du trop peu aussi. De Toi
et du Toi-mais, de ce
que le clair peut troubler, de
choses juives, de ton
Dieu.

De tout
cela.
Le jour de l’Ascension, la
Cathédrale était en face, elle est venue,
avec un peu d’or, traverser l’eau.

C’est de ton Dieu que nous avons parlé, j’ai parlé
contre lui, j’ai laissé
espérer
le cœur que j’avais :
en
sa parole suprême, pleine de courroux,
entourée de râles –
Ton œil me regardait, se détournait,
ta bouche
parlait comme ton œil, j’entendais :

Nous
ne savons pas, tu sais,
nous
ne pouvons savoir
ce qui
vaut.)


A propos de choses juives notons qu’il s’est rendu en Israël, une seule fois, en octobre 1969, quelques mois avant son suicide. Et là encore il trouve une amie, retrouve plutôt, une amie d’enfance de Czernowitz, Ilana Shmueli. Ils débutent une correspondance (elle a été éditée en 2004 à Francfort sous le titre : Paul Celan – Ilana Shmueli. Briefwechsel et Ilana lui a consacré un livre de souvenirs : Ilana Shmueli : Sag, dass Jerusalem ist. Über Paul Celan, Oktober 1969 - April 1970, édit. Isele, Eggingen, 2000). Celan écrit toute une série de poèmes entre son retour à Paris le 17 octobre et avril 70. Il les envoie à Ilana en Israël et lui en remet même plusieurs personnellement lors du séjour de celle-ci en France entre Noël 69 et début février 70. Plusieurs de ces poèmes évoquent les jours passés en Terre sainte. « Jérusalem nous entoure », « un éclat de figue sur ta lèvre », « le cri d’un âne devant la tombe d’Absalon », « je t’ouvre, te feuilletant, pour toujours ». Une fois de plus la relation entre eux semble avoir été quelque chose de plus qu’une relation simplement amicale.
Et puis il ne faut pas oublier la première de toutes ces femmes, la non-juive de Czernowitz, Ruth Kraft, qui lui trouve d’abord un refuge, lui conseille de s’engager dans les travaux forcés, ce qui lui sauve la vie, sauvegarde ses premiers poèmes, le publie plus tard à Bucarest. Toutes ces femmes, Ruth, Ingeborg, Gisèle, Nelly, Ilana, toutes le soutiennent, lui offrent amour ou amitié, essayent de le sauver de lui-même. Que représentent-elles pour lui ? Ne serait-ce pas sa mère adorée et assassinée qu’il retrouve, ou cherche à retrouver, en elles ?



Conclusions et fin


Pour finir il faut encore parler de son langage poétique, ses thèmes, son imagerie, son hermétisme. Et d’abord son rapport avec la langue allemande. Dans une lettre de 1946, peut-on lire sur le site d’Esprits Nomades, il écrit ceci (je l’ai déjà cité) : « je tiens à vous dire combien il est difficile pour un Juif d'écrire des poèmes en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils aboutiront bien aussi en Allemagne et - permettez-moi d'évoquer cette chose terrible -, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l'assassin de ma mère... Et pire encore pourrait arriver... Pourtant mon destin est celui-ci : d'avoir à écrire des poèmes en allemand ». L’aime-t-il, cette langue allemande ? Oui, bien sûr, sinon il n’aurait pas été capable de créer une œuvre aussi originale dans cette langue. Mais, quelquefois, j’ai comme l’impression qu’il veut la punir. La punir d’avoir servi des monstres. Gil Pressnitzer semble avoir eu la même impression que moi puisqu’il parle d’une « écriture écartelée », de « supplice » appliqué aux mots, de « dislocation », de « langage concassé, abrupt  » (dans son texte, Paul Celan, poète d’après le déluge). Il la torture, sa langue, la presse, teste le son des mots, la musique des mots, teste le sens des mots (le sens caché derrière les mots de la tradition hébraïque ?), choisit des mots rares, des mots vierges, crée des mots nouveaux, introduit dans la langue des assassins des mots hébreux de la langue des victimes et, avec tout cela crée de la poésie pure où, soudain, jaillissent des images, fulgurantes, au milieu d’un collier de pierres brillantes. 
Une poésie qui reste malgré tout souvent bien obscure. Même si Christine Ivanovic regrette que la critique mette toujours en avant l’hermétisme supposé de la poésie de Celan. Un cliché, dit-elle, un stéréotype. Comme d’autres stéréotypes énoncés fréquemment à son propos : poésie allemande d’un homme qui n’a jamais vécu en Allemagne (et Heine alors ?), poésie entièrement écrite sous le poids de la Shoah (oubliant tout le caractère érotique de sa poésie par exemple), poésie écrite sous l’influence de problèmes psychiques graves (on a dit la même chose à propos de Hölderlin). S’il était aussi difficile à comprendre, dit-elle, comment expliquer son succès auprès d’un nombre non négligeable de lecteurs ? Et le nombre incroyable (plusieurs milliers) d’études et de commentaires dans toutes les langues que son œuvre a suscités ? Yves Namur, lui, reconnaît que l’accès de la poésie célanienne est difficile. « Mais ce dont on peut être certain », dit-il, « c’est que chaque mot est longuement pesé et réfléchi, chaque poème contient une réalité que Celan a rencontrée ou a expérimentée. Une réalité peut-être cachée au lecteur, mais bien présente. La lecture de ses correspondances, la connaissance de son vécu, sont autant de clés possibles. Au lecteur de découvrir tout cela avec patience, encore que l’on puisse défendre une lecture qui conserve sa part d’énigme ou d’imaginaire… ». C’est clairement la mienne. D’une manière générale je suis un adepte, comme Marcel Reich-Ranicki, de l’alliance du lyrisme et de la raison, de la « manière claire » en poésie (j’aimerais d’ailleurs savoir ce que Reich-Ranicki pense de Celan). Si je suis tombé malgré tout sous le charme de la poésie de Celan, c’est qu’il doit y avoir autre chose. Celan lui-même, dit Yves Namur, demandait à ses lecteurs de « (re)lire jusqu’à ce qu’à force d’attention, le sens se donne de lui-même ». « Et c’est vrai qu’il faut du temps », dit encore Yves Namur, « beaucoup de temps pour entrer dans cette poésie qui restera toujours étrange et parfois inaccessible… »
Mais revenons encore aux mots : il y a certains mots qu’il privilégie. Gil Pressnitzer cite ces mots qui reviennent toujours : « pierre, fleur, ombre, sable, mort, larme, voix, heure, vide, tombes ». On pourrait en citer beaucoup d’autres. Le mot Auge par exemple, l’œil. Et le mot Zeit, le Temps, qui n’est pas exactement équivalent à heure. Un mot qui semble hanter Celan et avec lequel il crée des images qui frappent : comme ces vers dans le poème Brandmal (Brûlure) :


Wir schliefen nicht mehr, denn wir lagen im Uhrwerk der Schwermut
und bogen die Zeiger wie Ruten,
 und sie schnellten zurück und peitschten die Zeit bis aufs Blut…

(Nous ne dormions plus car nous étions pris dans l’horlogerie de la tristesse
et nous repliions les aiguilles comme des verges
et elles se détendaient en fouettant le Temps jusqu’au sang,…)


Herbst (l’automne) est un autre mot fétiche. On l’a vu dans Corona. On le trouve ailleurs encore (et, en écho chez Ingeborg, p.ex. dans Die gestundete Zeit). Et ce n’est pas étonnant. N’est-ce pas la saison qui fait plus qu’une autre penser au Temps ? Au Temps qui s’est écoulé, aux fleurs qui sont mortes, au soleil disparu ? N’est-ce pas le Temps des regrets ?
Et puis il y deux mots qui apparaissent surtout quand on étudie l’échange poétique entre Celan et Bachmann, tel que l’étudie Françoise Rétif, par exemple, dans ce texte, disponible lui aussi sur le net : Entre ombre et lumière : Ingeborg Bachmann, Paul Celan et le mythe d’Orphée. Ces deux mots sont Dunkles et Fremde.
Le mot Dunkles apparaît d’abord dans le poème Corona de Celan, cité plus haut (wir sagen uns Dunkles), et puis, comme en réponse dans le poème d’Ingeborg Bachmann : Dunkles zu sagen. Le mot Dunkles (ou l’adjectif dunkel) peut se traduire en français soit par sombre, soit par obscur. Au premier degré les deux mots français ont le même sens (plus ou moins). Au deuxième degré (sens abstrait) leurs sens diffèrent : sombre devient triste, obscur devient incompréhensible. Dans le poème de Celan j’ai traduit par sombre : nous nous disons des choses sombres. J’ai peut-être eu tort. Françoise Rétif l’écrit : nous nous disons de l’obscur (d’après la traduction de Jean-Pierre Lefebvre, dans Choix de poèmes réunis par l’auteur, paru chez Gallimard). Obscur, c’est également le mot choisi par Françoise Rétif pour le titre du poème de Bachmann : De l’obscur à dire. Ce poème qui date de 1952 est intéressant à plusieurs titres. Il débute d’abord avec le thème d’Orphée :


Wie Orphée spiel ich
auf den Saiten des Lebens den Tod
und die Schönheit der Erde
und deiner Augen, die den Himmel verwalten,
 weiss ich nur Dunkles zu sagen.

(Comme Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et la beauté de la Terre
et de tes yeux qui commandent le ciel
je ne sais dire que des choses sombres.)

Là encore Françoise Rétif traduit : je ne sais dire que de l’obscur
Voyons la suite :

Vergiss nicht, dass auch du, plötzlich,
an jenem Morgen, als dein Lager
noch nass war vom Tau und die Nelke
an deinem Herz schlief, den dunklen Fluss sahst,
der an dir vorbeizog

Verwandelt ward deine Locke
ins Schattenhaar der Nacht,
der Finsternis schwarze Flocken
 beschneiten dein Antlitz.

(N’oublie pas que toi aussi,
ce matin-là, lorsque ta couche
était encore humide de rosée et que l’œillet
dormait sur ton cœur,
tu as vu, soudain, le fleuve sombre
qui coulait en passant à côté de toi.

Tes boucles avaient changé
en cheveux sombres de la nuit,
les flocons noirs des ténèbres
neigeaient sur ton visage)

Là encore Françoise Rétif traduit fleuve obscur. Dans ce cas, il me semble qu’elle a tort : le fleuve ne peut être que sombre (ou noir). A noter bien sûr le rappel du poème Schwarze Flocken de Celan avec ses flocons noirs et sa neige sans clarté. Et voici la fin de ce poème et le retour d’Orphée :

Und ich gehöre dir nicht zu
 Beide klagen wir nun.

Aber wie Orpheus weiss ich
auf der Seite des Todes das Leben,
und mir blaut
 dein für immer geschlossenes Auge

(Et je ne t’appartiens pas
Tous les deux, à présent, nous pleurons

Mais comme Orphée je sais
qu’à côté de la mort il y a la vie,
et pour moi bleuissent
tes yeux fermés pour toujours)


En allemand la corde (de la lyre) et le côté (de la mort) sont homonymes : Saite et Seite. Ingeborg joue bien sûr de cette homonymie. Mais ce que je trouve surtout remarquable c’est que déjà en 1952, date d’écriture de ce poème, Ingeborg Bachmann est consciente de cette attirance pour la mort de Celan, ce regard en arrière fatal dont il ne peut se débarrasser. Et là on n’est plus dans le mythe d’Orphée mais dans celui de la femme de Loth. C’est ce qu’explique Françoise Rétif en se basant sur un autre poème de Bachmann que je ne connais pas et que je n’ai pas trouvé sur le net. Il est intitulé : Le Poème au lecteur. Voilà la phrase qu’elle cite :
« Te suivre, je voudrais te suivre, lorsque tu seras mort, me retourner vers toi, même si je risque d’être changé en pierre, je voudrais résonner, faire pleurer les animaux et fleurir les pierres, de chaque branche exhaler le parfum ». Etonnant, dit Françoise Rétif, ce mélange entre tradition biblique (la femme de Loth changée en statue de sel parce qu’elle s’est retournée pour voir encore Sodome ou Gomorrhe) et la mythologie grecque (Orphée qui suit une morte, Eurydice, et qui est aussi celui qui par son chant fait fleurir les pierres – image que l’on trouve dans les poèmes de Celan - et charme les animaux). Et elle a bien raison. Et pour moi c’est une vraie révélation cet élément qui est commun aux deux mythes : la défense de se retourner. Je l’ai vainement cherché chez Frazer. Le mythe de la descente aux Enfers pour retrouver l’amie (ou l’ami) morte est pourtant bien répandu : on le connaissait déjà en Mésopotamie avec l’Epopée de Gilgamesh et moi-même je l’ai découvert chez les Amérindiens (une histoire de Coyotte chez les Nez Percés). Mais rien de semblable à l’interdiction de ce regard en arrière (dans la légende des Nez Percés, Coyotte a l’interdiction de toucher sa femme mais non de la regarder). Vieil interdit religieux, dit Françoise Rétif. Peut-être. Il n’empêche qu’il y a toute une symbolique dans cet interdit : défense de regarder ce qui est mort (Eurydice), défense de regarder le mal passé et détruit (Sodome et Gomorrhe), défense pour Celan de toujours regarder en arrière son passé à lui, sa mère morte, l’horreur de la Shoah.
L’autre mot, ai-je dit, est Fremd, étranger. Probablement moins fréquent, mais encore un mot qui marque l’échange poétique entre Celan et Ingeborg. Et ceci dès le premier poème d’amour que Celan a spécifiquement écrit pour Ingeborg Bachmann, In Aegypten : die Fremde (l’étrangère) apparaît dans 6 vers sur 11 (une lettre de Celan à Ingeborg montre l’importance que ce poème a pour lui : « chaque fois que je lis ce poème, je te vois entrer dedans… »). Et dans ce poème important, puisqu’il donne son titre au troisième de ses recueils de poésie, Sprachgitter (Grille de parole) : Wär ich wie du. Wärst du wie ich. … Wir sind Fremde (Si j’étais comme toi. Si tu étais comme moi… Nous sommes des étrangers). On trouve aussi le mot dans plusieurs poèmes de Bachmann, dans des lettres aussi qu’elle lui écrit (je prends ta tête sombre, étrangère dans mes mains…). On le trouve surtout dans cette évocation émouvante dans son roman Malina paru un an après le suicide de Celan, d’un « Etranger couvert d’un long manteau noir et dont le peuple est plus ancien que tous les peuples du monde ».
On pense que Celan s’est jeté d’un pont sur la Seine, probablement du pont Mirabeau, probablement le 20 avril 1970. Sur son agenda il avait écrit à la date du 19 : Départ Paul. Et sur sa table une biographie du poète Brentano était ouverte et une phrase était soulignée : « Quelquefois ce génie devenait sombre et se noyait dans le puits amer de son cœur ». On trouve son cadavre 10 km en aval de Paris le 1er mai du côté de Courbevoie. Il est enterré le 12 mai au cimetière de Thiais. Le même jour c’est son amie Nelly Sachs qui meurt. Et trois ans plus tard c’est Ingeborg Bachmann qui perd la vie à Rome, ayant semble-t-il, mis le feu à son lit avec des mégots de cigarette. Auparavant elle avait écrit dans Malina, parlant de l’Etranger au long manteau noir : « Ma vie est finie. Il est mort, pendant le transport, noyé dans le fleuve, il était ma vie. Je l’ai aimé plus que ma vie ».


Note : toutes les traductions, dans ce texte, sont les miennes. Je ne suis qu’un dilettante, bien sûr. Mais c’est mon plaisir. La traduction de la poésie énigmatique de Celan est à la fois facile et difficile. Facile parce que, plus que pour toute autre poésie, on est obligé d’en faire une traduction littérale, aussi proche que possible d’un texte concis et compact. Difficile parce qu’on est bien obligé, aussi, pour éviter les contre-sens pour certains mots à sens multiples, à chercher à comprendre l’intention exacte du poète.


Post-scriptum (juin 2019) : Le Franco-Iranien Youssef Ishaghpour, philosophe de l'historicité de l'art, a entrepris de démêler l'histoire de l'étrange "verdict" d'Adorno (Ecrire un poème après Auschwitz est barbare) dans un petit essai paru en 2018 aux Editions du Canoë (Le Poncif d'Adorno - Le poème après Auschwitz) où il évoque Adorno, Celan et même Heidegger. Adorno n'est revenu en Allemagne qu'après 1949 et avait été choqué de voir qu'on semblait ne plus vouloir parler de la Shoah. Les épurations étaient terminées depuis 48 et on sait qu'elles avaient été plutôt bâclées (la guerre froide avait débuté et il fallait soutenir Adenauer et la nouvelle Allemagne!). Mais c'était aussi la volonté des intellectuels du Groupe 47 qui voulaient faire table rase et démarrer sur du nouveau. La phrase d'Adorno était un cri de colère. Il était à prendre sur le plan philosophique. Et le mot poésie était à prendre au sens de l'art en général. En aucun cas cette phrase n'était dirigée contre le poème de Celan. La phrase avait été énoncée dans une conférence de 1949 (Critique de la culture et société) et publiée dans une revue en 1951. Le poème Fugue de la mort avait été écrit en 1944/45 et publié en roumain à Bucarest en 1947. Adorno ne le connaissait pas en 49 et était désolé de ce qu'il s'est passé ultérieurement. Le verdict de Theodor Adorno, cité souvent par ouï-dire et répété à tout propos, écrit Ishaghpour, a été transformé en poncif. D'ailleurs Adorno admirait la poésie de Paul Celan et aurait probablement publié une étude la concernant s'il n'avait pas disparu prématurément. Il admirait également beaucoup Becket (Becket et Celan sont deux exemples qui justifient tout particulièrement l'intérêt, et peut-être même la nécessité, d'une culture post-Auschwitz). Adorno et Celan ont échangé de nombreuses lettres (la traduction française de leur correspondance a paru en 2008 aux Editions Nous de Caen). Il n'empêche : la phrase a certainement touché l'hyper-sensible Celan. Peut-être l'a-t-elle renforcé dans sa tendance à rendre sa poésie de plus en plus hermétique. Ce n'est pas seulement moi qui le suppose. C'est également l'opinion de Joachim Seng qui commente la correspondance Celan/Adorno : La langue plus grise des poèmes de Grille de parole confirme l'idée selon laquelle ce recueil serait une réécriture de Todesfuge avec d'autres moyens poétiques, écrit-il. C'est une nouvelle esthétique qui apparaît dans ce recueil, une esthétique réagissant aux textes d'Adorno, ainsi qu'à sa célèbre formule...


PS-2 (avril 2020) : lors d’autres recherches faites sur Celan à l’initiative d’une internaute, j’ai été amené à parcourir les poèmes du cycle Der Sand aus den Urnen (Le sable des urnes) placé au tout début de l’édition des œuvres complètes chez Suhrcamp. Et voilà que je tombe sur un autre poème bien émouvant où Paul Celan parle de sa mère et où il évoque, peut-être la seule fois dans son œuvre poétique, la difficulté d’adopter la « langue des assassins » pour parler de leurs victimes. Voici ce poème :


Nähe der Gräber :

Kennt noch das Wasser des südlichen Bug,
Mutter, die Welle, die Wunden dir schlug ?

Weiss noch das Feld mit den Mühlen inmitten,
wie leise dein Herz deine Engel gelitten ?

Kann keine der Espen mehr, keine der Weiden,
den Kummer dir nehmen, den Trost dir bereiten ?

Und steigt nicht der Gott mit dem knospenden Stab
den Hügel hinan und den Hügel hinab ?

Und duldest du, Mutter, wie einst, ach, daheim,
den leisen, den deutschen, den schmerzlichen Reim ?

Proximité des tombes

L’eau de la Bug du Sud, connaît-elle encore,
Mère, l’onde qui t’a frappée et blessée ?

Le champ avec ses moulins au milieu, sait-il encore,
Comment ton cœur, tes anges, dans leur douceur, ont souffert ?

N’y a-t-il aucun tremble, aucun saule, qui puisse
T’ôter ton chagrin, t’être une consolation ?

Et le Dieu avec sa verge qui bourgeonne
a-t-il cessé de monter la colline, de la descendre ?

Et tolères-tu encore, Mère, comme jadis, oh, chez nous,
Le doux vers, le vers allemand, le douloureux ?

Ce poème a été écrit à Czernovitz en 1944. La Bug méridionale (différente de la Bug occidentale) longeait le camp d’extermination où les parents de Celan sont morts. Et la verge qui bourgeonne est bien sûr celle d’Aaron.

 



Annexe 

Textes à consulter sur le net (sans garantie)


En français :
Paul Celan – Poète d’après le déluge par Gil Pressnitzer, site Esprits nomades (bio, réflexions sur la poétique, nombreuses traductions)
Paul Celan et notre quête de l’identité par Yves Namur, communication à l’Académie royale de langue et de littérature françaises en Belgique (article de fond, bio et poétique, influences hébraïques, relation avec Nelly Sachs, traductions de John E. Jackson, poète et essayiste suisse)
Entre ombre et lumière : Ingeborg Bachmann, Paul Celan et le mythe d’Orphée par Françoise Rétif (relation Celan – Bachmann sur le plan sentimental et poétique, échos respectifs dans les poèmes des deux, mythe d’Orphée)
Terre à ciel des poètes – Paul Celan (texte court, extraits nombreux de poèmes)

En allemand :

Wikipedia : Paul Celan (courte bio, mais nombreuses références : affaire Goll, pbs psychiques, groupe 47, traductions réalisées par Celan, citations, bibliographie très complète)
Schwarze Flocken par Heinrich Stiehler sur le site de la Zeit (détails sur Czernowitz, déportation, camp, commentaires des poèmes relatifs au destin des parents)
Celan und kein Ende ? – Möglichkeiten und Grenzen des « Umgangs » mit Person und Werk par Christine Ivanovic (préjugés et stéréotypes, importance de l’appareil critique, structure raisonnée de l’œuvre : 9 cycles accomplis et liés les uns aux autres, poèmes pour la Bachmann, commentaire du poème Schwarze Flocken)
Eichne Tür, wer hob dich aus den Angeln? – Über den Dichter Paul Celan (1920 - 1970) par Rüdiger Sünner (bio, poètique, rencontres avec Martin Buber, Dürenmatt, Heidegger, l’ami Gerhart Baumann, l’expérience groupe 47 et Hölderlin)
« Sie sagten sich Helles und Dunkles » - Paul Celan und Ingeborg Bachmann als Liebespaar par Peter Rychko, professeur de littérature étrangère et de théorie littéraire à l’Université de Czernowitz (relation amoureuse et poétique entre Celan et Bachmann)
Bittere Brunnen des Herzens par Roman van Leick sur le site du Spiegel (Recension de la publication de la correspondance entre Celan et son épouse et son fils, interview du fils Eric Celan, problèmes psychiques, la fin annoncée dans le poème Niemandsrose, la Rose de personne)
Paul Celan. Eine Biographie par Helmut Böttiger sur le site du Deutschlandfunk (Radio allemande) (critique de la biographie de Celan par l’Américain John Felstiner, mention du symposium de Zurich d’octobre 1994 : Ingeborg Bachmann und Paul Celan – Poetische Korrespondenzen)
Voir aussi plusieurs textes relatifs à la publication de la correspondance Celan – Bachmann :
Wer bin ich für Dich ? sur le site de la Zeit
Sprachgewalt und unerlöste Liebe
 Herzzeit für Philologen – der Briefwechsel zwischen Ingeborg Bachmann und Paul Celan
sur le site du Goethe-Institut
Voir aussi pour Ingeborg Bachmann le site Wikipedia
Voir aussi sur un site de littérature comparée la comparaison des trois poèmes de Rilke, Celan et Bachmann sur l’automne et le Temps : Rainer Maria Rilke, Paul Celan und Ingeborg Bachmann – Drei Gedichte zur (Herbst-) Zeit : Herbsttag (Rilke) – Corona (Celan) – Die gestundete Zeit (Bachmann).

(avril 2014)